Emile Verhaeren

James Ensor

Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066082659

Table des matières


I.
LE MILIEU
II.
LES DÉBUTS
III.
LES TOILES
IV.
LES DESSINS
V.
LES EAUX-FORTES
VI
VIE ET CARACTÈRE
VII.
LA PLACE DE JAMES ENSOR DANS L'ART CONTEMPORAIN
CATALOGUE DE L'ŒUVRE DE JAMES ENSOR
BIBLIOGRAPHIE
La Femme au Balai—1880.

La Femme au Balai—1880.


I.

LE MILIEU

Table des matières

Souvent, des vagues venant du côté de l'Angleterre s'engouffrent nombreuses et larges dans le port d'Ostende. Et les idées et les coutumes suivent ce mouvement marin.

La ville est mi-anglaise: enseignes de magasins et de bars, proues hautaines des chalutiers, casquettes d'agents et d'employés y font briller au soleil, en lettres d'or, des syllabes britaniques; la langue y fourmille de mots anglo-saxons; les gens des quais y comprennent le patois de Douvres et de Folkstone; des familles londoniennes s'y sont établies jadis, y ont fait souche et marié leurs filles et leurs fils non pas entre eux mais aux fils ou aux filles de la West-Flandre. Le service quotidien des malles voyageuses resserre tous ces liens divers, comme autant de cordes tordues en un seul cable, si bien qu'on peut comparer la grande île à quelqu'énorme vaisseau maintenu en pleine mer, grâce à des ancres solides dont l'une serait fixée dans le sol même de notre côte.

Cette influence d'outre-mer qui imprègne le milieu où il naquit suffirait certes à expliquer l'art spécial de James Ensor. Toutefois elle se précise encore si l'on note que l'ascendance paternelle de l'artiste est purement anglaise. Le nom qu'il porte n'est point flamand. C'est à Londres, qu'il se multiplie aux devantures. Je le vis flamboyer, un soir, dans Soho-square et plus loin il se projetait—réclame mouvante—sur un trottoir d'Oxford street.

L'œuvre que nous étudierons et exalterons s'élève donc au confluent de deux races—races saxonne, race flamande ou hollandaise—harmonieusement mêlées dans le sang et dans l'âme d'un très beau peintre.

L'erreur serait grande si l'on se figurait qu'à cause de ses origines britaniques, Ensor se soit complu à réapprendre comme certains peintres modernes l'art des Reynolds ou des Gainsborough ou se soit assimilé n'importe quelle méthode des préraphaelites illustres. L'anglomanie qui s'est glissée jusque dans l'esthétique l'a épargné. Ce n'est point par des qualités extérieures et souvent artificielles qu'il se rattache aux maîtres de là là-bas, mais bien, naturellement, par certains dons fonciers et rares. Il est de leur famille, sans le vouloir. Il est audacieux et harmonieux comme Turner, sans qu'il s'y applique, sans qu'il s'en doute. Il aime les effets tumultueux et larges de Constable sans qu'aucune de ses toiles fasse songer aux paysages célèbres de ce grand peintre. La parenté est souterraine et comme secrète. Elle se manifeste dans la manière de comprendre et d'aimer la nature, dans la sensibilité aiguë de l'œil dans la franchise et l'audace des conceptions, dans la pratique du dessin pictural, dans la délicatesse mêlée à la force, dans la plaisanterie unie à la brutalité. Dès que cette dernière caractéristique est atteinte, James Ensor rejoint non plus Constable ni Turner, mais Gillray et Rowlanson plus encore que Jérôme Bosch ou Pierre Breughel.

Le Christ veillé par les anges (1886).

Encore que l'influence anglaise agisse avant toute autre sur elle, c'est toute l'Europe et l'Amérique qui transforment pendant l'été, quand la saison balnéaire s'inaugure, Ostende. Les jeux et les fêtes l'exaltent tout à coup. Les femmes du quartier Marbeuf envahissent sa digue. Le monde qui l'hiver se groupe à Monte-Carle, à Menton, à Biarritz s'y concentre. Des nuits de lourde et chaude volupté s'y passent à la lueur de flambeaux. La chair s'y mire et s'y pavane aux miroirs de cabarets fastueux. Et la folie des villes frémissantes et trépidantes brûle soudain ce coin de Flandre calme et foncièrement sain et propage sa fièvre nocturne et flamboyante tout au long de la mer.

Magasins de Paris, boutiques de Vienne, comptoirs chargés de coraux de Naples et de Sicile, brasseries de Dortmund et de Munich, caves remplies de vins de Portugal et d'Espagne vous installez votre barriolage de goûts et de couleurs devant les mille désirs populaires ou mondains, devant les appétits vulgaires ou rares, devant les convoitises baroques ou distinguées. La flânerie des promeneurs s'en va, à droite, vers le port, à gauche, vers le champ de courses, en partant de la rampe de Flandre où James Ensor habite. A cette large voie se relie en outre toute la ville basse avec ses rues étroites, les unes venant de la grand' place, les autres du théâtre, celle-ci de la gare et celle-là du marché. Le carillon n'est pas loin: on l'entend tricoter sa musique menue, le soir, ou bien, aux midis de réjouissances, ruer de toutes ses notes et s'emporter vers quelque hymne national.

La foule et ses remous passe donc à toute heure du jour devant les fenêtres du peintre: foule élégante ou hautaine, foule grotesque ou brutale, cortèges de la mi-carême, processions de la fête-Dieu, fanfares rétentissantes des villages, sociétés chorales des villes voisines, cris, tumultes, vacarmes.

Et ces flux et ces reflux de gestes et de pas aboutissent tous là-bas, à cette féerie de verre et d'émail qu'est le Kursaal d'Ostende.

Avec ses dômes et ses pignons et ses rosaces et ses lanternes, avec ses ors élancés et ses bronzes trapus, avec ses festons de gaz et ses couronnes de feux, il apparaît, toutes portes et fenêtres ouvertes, comme un tabernacle de plaisirs éclatants et sonores. Un orchestre savant y fait naître, chaque jour, des floraisons de musique; des voix illustres s'y font entendre—orateurs ou conférenciers—et des virtuoses dont le nom émeut les mille échos y jettent vers l'applaudissement en tonnerre des foules, les phrases les plus belles des maîtres célèbres. Toutes les langues s'y parlent. Joueurs, financiers, gens de course, gens de bourse, princes et princesses, dames du monde et courtisanes, tout s'y coudoie ou s'y toise; s'y méprise ou s'y confond.

Le soir, quand les verrières du monument flamboient face à face avec la nuit et l'océan, on peut croire que le bal y tournoie en un décor d'incendie. Du fond de la mer s'aperçoivent les hautes coupoles illuminées et le phare dont la lueur troue les lieues et les lieues semble ne lancer si loin son cri de lumière que pour héler vers la joie le cœur battant de ceux qui traversent l'espace.

Ainsi pendant l'été tout entier Ostende s'affirme la plus belle peut-être de ces capitales momentanées du vice qui se pare et du luxe qui s'ennuie. Et ce n'est pas en vain que chaque année James Ensor dont l'art se plaît à moraliser cyniquement, assiste à cette ruée vers le plaisir et vers la ripaille, vers la chair et vers l'or.


La chambre où il travaille ouvre, là haut, au quatrième d'une maison banale, son unique et peu large fenêtre. De tous les peintres modernes Ensor est le seul qui jamais ne se soit mis en quête d'un atelier. Lui le chercheur de lumière il campe ses toiles en un jour médiocre tombant non pas d'une verrière mais à travers les pauvres carreaux d'une baie verticale et parcimonieuse de clarté. Pourtant que de pages merveilleuses s'y élaborent et que de tons admirablement harmonisés y juxtaposent leurs musiques inentendues!

Celui qui surprend Ensor, la haut, dans son travail, le voit surgir d'un emmêlement d'objets disparates: masques, loques, branches flétries, coquilles, tasses, pots, tapis usés, livres gisant à terre, estampes empilées sur des chaises, cadres vides appuyés contre des meubles et l'inévitable tête de mort regardant tout cela, avec les deux trous vides de ses yeux absents. Une poussière amie recouvre et protège ces mille objets baroques contre le geste brusque et intempestif des visiteurs. Ils sont là chez eux pour que seul le peintre leur insuffle la vie, les interroge les fasse parler et les introduise dans l'art grâce à la sympathie qu'il leur voue et l'éloquence secrète qu'il découvre en leur silence.

Le Chou—1880. (Collection Ernest Rousseau)

Il est opportun de se figurer James Ensor en tête à tête quotidien et prolongé avec ces effigies en carton et en plâtre, avec ces débris d'existance et de splendeur, avec ces défroques ternes ou violentes pour comprendre quelques-unes des surprises de son caractère et quelques traits profonds et spéciaux de son art. Il est certain que pour lui, à telles heures d'illusion souveraine, un tel assemblage de visages, d'attitudes, d'ironies ou de détresses a dû représenter la vie. Elle lui est apparue mauvaise, déplorable, hostile. Elle lui a enseigné la misanthropie que seuls corrigent la farce, le rire et le sarcasme.

L'existence d'Ensor entouré d'un tel décor familier ne manque pas de paraître énigmatique et bizarre et je ne crois pas qu'il lui répugne de maintenir autour de lui ces apparences. Ses paroles qui souvent déconcertent, ses saillies drôles, ses rires soudains et furtifs, sa voix sourde, sa marche lente et l'éternel parapluie qui toujours l'accompagne comme s'il se défiait du plus fidèle et du plus loyal soleil confirment l'étrange impression qu'il produit volontairement ou ingénûment, qu'importe.

Personne que je sache ne met moins de mise en scène dans l'accueil. Les œvres qu'il montre ne toisent pas le visiteur du haut d'un chevalet comme pour lui imposer leur présence autoritaire. Ses toiles ne sont pas même tendues. Elles gisent roulées les unes sur les autres, en des coins obscurs. Elles apparaissent à la lumière ployées et gondolées et c'est avec peine qu'on leur trouve une zône de clarté propice afin qu'elles s'y étalent sans trop se nuire entre elles. Aucun commentaire n'accompagne leur présentation. Seul un rire menu, quand le sujet étonne et froisse quelque goût trop puritain. Et les œvres succédent aux œuvres et quand tout est montré, toujours, soit au fond d'un coffre, soit au fond pièce voisine se découvre une merveille oubliée dont la crasse voile la fraîcheur et la beauté. Un coup d'éponge donné à la hâte réveille la splendeur endormie.

On dégringole l'écalier raide et tournant et l'on quitterait, la poignée de main échangée, la maison du peintre, sans plus, si le magasin du rez-de-chaussée, avec ses larges vitrines encombrées de bibelots ne retenait, un instant encore, l'attention. C'est que là, parmi les coquillages et les nacres, les vases de la Chine et les laques du Japon, les plumes versicolores et les écrans barriolés, l'imagination visuelle du peintre se complait à composer ses plus rares et ses plus amples symphonies de couleurs. Oh les notes à la fois tendres et fortes, à la fois subtiles et brutales, à la fois sobres et éclatantes qu'il sût faire vibrer en prenant comme prétexte quelque pauvre bibelot d'orient que la mode banalisa! Et la coquille ourlée dont le bourgeois morose ornera sa cheminée en marbre peint deviendra grâce à la magie, grâce à l'hermétisme de l'artiste, ce miracle de couleur triomphante dont s'éblouiront les salles les plus belles des musées modernes.


Gamin—1880. (Collection Edgar Picard)

Ensor se plaît parmi ces mille riens exotiques parmi ces dépouilles luisantes ou vitreuses de la mer. Lui même s'intéresse parfois au trafic qu'en font et sa mère et sa tante, marchandes tenaces et expérimentées. Souvent le soir, la causerie rassemble autour des comptoirs la famille entière. La sœur du peintre et sa nièce qu'il affectionne vivement sont là. Et l'on parle d'Ostende, non pas de l'Ostende ruée aux fêtes et aux plaisirs de l'été, mais de l'Ostende automnale qui se plaît dans la déréliction et le silence. Ensor adore celle-ci avec ses rues étroites, ses places humbles et désertes, ses petites boutiques vieillottes au fond des quartiers populaires et ses propres et luisants estaminets où l'odeur de la bière se mêle à des relents de poisson sec et de crevettes humides. C'est là qu'il dessina maint pêcheur à vareuse bleue, à boucles d'oreilles étroites, à pantoufles multicolores. C'est là qu'il rencontra et qu'il interpréta en des croquis larges et vivants, les vieilles femmes à mantelets, avec de lourds et noirs capuchons de drap recouvrant leur intact et fragile bonnet blanc.

La vie du port est la seule vie d'Ostende, l'hiver. Elle ne pénètre point la ville; elle n'anime que ses confins. C'est une vie en bordure. Oh les câbles et les amarres au long des quais, les voiles rousses et brunes dans le brouillard gris, les proues sculptées des vieux navires s'apercevant du fond d'une ruelle et les mouettes blanches, entrant dans les bassins et volant, dirait-on, à travers les entrecroisements dédaliens des haubans et des vergues! Et les petites boutiques, en plein vent, à l'angle des ponts et les plies et les limandes qui sèchent dans le courant d'air des fenêtres et la marmaille grouillante parmi les écailles de moules versées en tas, sur le trottoir! O cette vie comme goudronnée au contact des bateaux, des cordes et des voiles; cette vie tranquille, têtue et dangereuse qui fait les races calmes ou violentes comme ces mers du Nord dont elles vivent depuis mille ans. Elle n'a qu'un sursaut, en Février, aux temps du carnaval. Et combien mélancolique et brutal! Et combien morne et quelquefois sanglant!

Ensor a traduit cette liesse en des œuvres quasi sinistres et qui étonnent et qui font peur. Le pittoresque de l'accoutrement, l'usure de la défroque, la drôlerie muette de masque, l'ennui qui semble suinter des murs tout se ligue pour provoquer une impression sombre avec des éléments soi-disant gais.

Je me souviens d'un Mardi gras passé à Nieuport, jadis, avec des amis. Jamais je ne compris mieux la folie et la tristesse des masques d'Ensor.

Des groupes ivres battaient les rues. En des salles de danse, à moitié désertes, avec de pauvres musiciens grelottant de froid dans un coin, la valse fouettait deux ou trois couples tournoyants et muets, avec les lanières usées de sa musique banale et sifflante. Un ivrogne, orné d'un faux nez violet, titubait près du comptoir et sa commerre dépoitraillée et gisante contre une cloison, mordait, machinalement, les crins de sa perruque descendue sur ces yeux. Un bout de bas blanc passait à travers les trous de son soulier. Un hoquet lourd et profond lui sécouait, de temps en temps, le ventre. Et l'ivrogne riait et pleurait tour à tour devant elle.

Lorsque James Ensor se plaisait à traduire par le pinceau de telles scènes grotesques et lamentables, il était le compagnon falot qu'Eugène Demolder, assignait, sous le déguisement de Fridolin, au grand Saint Nicolas. James Ensor donnait la réplique, dans le livre du poète d'Yperdamme, au joyeux et doux patron des petits enfants de la West-Flandre. Il jouait, en ce temps là, de la flûte et se promenait, avec deux carlins boulus, renfrognés et fidèles.

Croquis.

L'effigie qu'Henri de Groux vient de nous donner de James Ensor nous le représente robuste et presque gras. Les cheveux grisonnent, le teint s'enlumine, l'allure est massive. L'appuie-main tenu entre les doigts fait songer vaguement à quelque sceptre. Ensor semble commander à son art dont une page caractéristique se devine au fond de la toile. Le voici donc tel que l'âge mûr le définit. Au surplus l'œuvre compte et s'affirme excellente.

Toutefois j'aime à me souvenir d'un tout autre James Ensor, celui que je connus, il y a vingt ou vingt-cinq ans, avec un corps svelte, un teint pâle, des yeux clairs, des mains longues fiévreuses et fines. Non pas un dandy, car une mise négligée presque toujours rejetait cette comparaison, mais une sorte de jeune parlementaire britanique qui faisait songer à Disraeli.

James Ensor parlait peu, se tenait sur la réserve, avec un air fermé et craintif. On lui prêtait un caractère difficile et ombrageux. Il avait certes, la pleine conscience de sa force naissante; il n'admettait aucune restriction sur l'entière personnalité de son art et se rebiffait, dès que l'ombre d'une injustice l'effleurait dans la mêlée de la vie. La haine de la critique bouillonnait en lui, comme chez tous les artistes vrais et impérieux. Il ne pouvait admettre qu'on ne le comprit pas et que sa peinture qui lui paraissait toute simple et naïve ne s'imposât point, du premier coup, grâce à sa sincérité absolue. Il oubliait la difficulté ardue, que rencontre tout esprit dès qu'il veut pénétrer de sa lumière à lui quelqu'autre esprit fut-il voisin du sien et combien le baptême de l'hostilité et du dénigrement est salutaire à toute originalité naissante. C'est parce qu'il fut bafoué, nié, villipendé jadis que sa victoire aujourd'hui nous apparaît si consolante et si belle. La gloire ne se livre pas; elle se prend d'assaut. Elle se retranche derrière une muraille d'hostilités et de sarcasmes.

Vieux Pêcheur—1881. (Collection Edgar Picard)