Les Mohicans de Babel

Gaston Leroux


Chapitre 1 UN VAINQUEUR

Quand Milon-Lauenbourg donna cette fête dans son nouvel hôtel du bois de Boulogne, il était à l’apogée de sa puissance. Nommé ministre du Trésor depuis huit jours par un gouvernement aux abois, il semblait qu’il n’y eût plus d’espoir qu’en lui.

On avait tout essayé pour sortir d’une situation au bout de laquelle on apercevait le gouffre.

Les emprunts ne rendant plus rien, on avait dû y renoncer : la dernière inflation avait été un désastre.

L’impôt sur le capital avec le produit duquel on devait remplir la caisse d’amortissement n’avait servi, en dépit des précautions prises, qu’à boucher quelques trous du budget car l’événement avait prouvé l’inanité de la conception d’une caisse nationale indépendante qui fût pleine pendant que celle de l’État était vide.

Le commerce, l’industrie ne se sauvaient d’un impôt mortel qu’en fraudant le fisc grâce aux pires complaisances parlementaires.

Les ruines s’accumulaient sur lesquelles, du jour au lendemain, s’édifiaient de prodigieuses fortunes. Une horde d’agioteurs était maîtresse du pays. Le coût de la vie prenait des proportions effrayantes.

Jamais on ne s’était autant amusé. Une fièvre de jouissance âpre, quasi démente, comme on en voit à la veille des catastrophes, galvanisait Paris et la province.

Le luxe avait envahi depuis longtemps les campagnes. Une ferme, du reste, valait une fortune. Il n’était point de marchand de bestiaux qui n’eût son auto et son collier de perles.

D’autre part, jamais il n’y avait eu autant de vols et de crimes. On ne voyageait plus qu’armé jusqu’aux dents, comme aux pires époques de notre histoire, quand les diligences étaient guettées sur les grands chemins.

On redoutait de rester isolé dans un train et l’on tremblait de se trouver, dans un compartiment, en face d’un inconnu.

En pleine ville, au grand jour, les boutiques étaient dévalisées avec une audace inouïe.

Qu’étaient les bandes de la Révolution et du Directoire, maîtresses des campagnes, en regard de celles qui mettaient au pillage la capitale et les grandes cités ?

Certaines associations de malfaiteurs avaient établi si bien leur empire qu’on arrivait à s’en garer qu’en transigeant avec elles, en payant tribut. Elles avaient des accointances les unes avec les autres, se donnaient des chefs communs. L’un d’eux était célèbre depuis deux ans.

On lui accordait tous les pouvoirs. Il commandait, disait-on, à une bande internationale qui avait des ramifications jusque dans les Indes et la Chine où elle se fournissait de stupéfiants.

Les publicistes qui, jadis, avaient inventé les « Apaches » appelaient cette association les Mohicans de Babel et son chef : le Grand X que l’on avait fini par appeler M. Legrand ! Nul ne pouvait se vanter de l’avoir jamais vu. C’était une histoire digne du cinéma.

On effrayait les petits enfants avec M. Legrand comme jadis avec Croquemitaine.

Ah ! ce M. Legrand ! À chaque nouvelle affaire qui éclatait dans les faits divers, c’était un cri général : Encore un coup de M. Legrand !

Dans ces heures de frénésie tragique où il fallait à chacun de l’argent coûte que coûte et à chacune aussi, ce M. Legrand était tout trouvé. Il endossait tous les méfaits. S’il n’avait pas existé, on l’eût certainement inventé.

Existait-il ? En vérité, on ne savait rien, en dehors des attentats connus.

Mais l’on pense bien que si nous écrivons cette histoire, véridique dans ses grandes lignes et à laquelle nous n’avons apporté, comme toujours, que les modifications nécessaires à éviter tout scandale, c’est que ce M. Legrand n’était pas simplement un mythe. Sa personnalité était si extraordinaire et si inattendue, si loin de tout ce qu’on pouvait imaginer, et elle est restée si insoupçonnée de ceux mêmes qui ont été mêlés à cette extraordinaire aventure, qu’il nous a paru utile, pour l’histoire des mœurs de ce temps, de la faire peu à peu surgir de l’ombre où elle se croyait pour toujours ensevelie.

Les divorces scandaleux, les suicides, les drames de famille les plus extravagants, les passions les plus viles apparaissaient soudain sous les masques crevés de l’hypocrisie officielle, fournissant une matière inépuisable aux journaux. Toute littérature pliait bagage devant le fait divers triomphant.

Les nuits de Paris étaient pleines de stupre et de sang. Les ombres du Bois se refermaient sur des gestes d’une volupté atroce ou immonde et devenue si commune qu’il n’y avait plus qu’un nouveau débarqué du Far-West, de la Pampa ou des steppes pour s’en réjouir.

Une consolation dans ce désastre, c’est qu’on pouvait, aux plus mauvaises heures, traverser Paris sans entendre parler français.

Pendant ce temps, que faisait la police ?

La police, manquant de moyens, en proie elle-même à l’anarchie, se déclarait impuissante. Là aussi, le gouvernement venait de faire appel à un homme qui avait fait ses preuves comme sous-chef de la Sûreté générale, que l’on avait paralysé longtemps parce qu’on redoutait sa rare intelligence et son initiative, mais qui ne s’embarrassait point de scrupules. On venait de le mettre à la tête de la Sûreté générale en même temps qu’au secrétariat de l’intérieur avec mission de réorganiser entièrement les services.

Roger Dumont avait fait partie du même remaniement ministériel qui avait mis Milon-Lauenbourg au Trésor, après entente avec la droite communiste, les socialistes et les socialistes radicaux qu’il ne faut point confondre avec les radicaux socialistes que leur dernier échec électoral au bénéfice des socialistes avait déjà fait entrer dans l’Histoire.

Quant aux partis du centre et de droite, de plus en plus amorphes, ils n’avaient su profiter de rien. D’où un nouveau cartel plus à gauche.

Au fond, la même politique continuait, avec les mêmes hommes, sous une étiquette différente. Il y avait quelques adaptations de plus, pour le passage au pouvoir des révolutionnaires et une glissade accélérée vers l’inconnu.

Le fond de la nation resté sain se désintéressait de plus en plus de cette politique de partis qui se traitait dans les coins, dans les parlottes, dans les clubs, dans les congrès et dans les banques et qui arrivait toute faite devant un Parlement dont on avait, à l’avance, dénombré les suffrages à une voix près.

Cependant, la jeunesse ne demandait qu’à remuer, faire quelque chose, mais elle ne savait pas exactement quelle chose et les chefs qui jusqu’alors avaient tenté de la grouper concevaient des buts tellement différents qu’ils annihilaient par cela même leurs efforts.

Seul, un jeune député, indépendant, détaché de toute coterie, s’était retourné vers eux, mais pour faire entendre des paroles tellement nouvelles qu’il avait eu, du premier coup, les chefs contre lui qui le traitaient d’anarchiste. Il paraissait redoutable, moins parce qu’il voulait construire que parce qu’il voulait détruire.

Il mettait dans le même sac communistes, fascistes, et tous les parlementaires, même ceux qui, revenus de l’extrême-gauche, prétendaient maintenant à une politique « nationale ».

Il était antidictatorial et décentraliseur. Il s’appelait Claude Corbières, avait déjà porté des coups terribles et gênait tout le monde.

Néanmoins ses conférences en province avaient eu un succès considérable, surtout chez ceux qui ne se mêlaient point de politique. En général, il n’apparaissait que comme un nouvel élément de désordre.

Au fond, le pays n’attendait plus qu’un miracle qui viendrait peut-être de l’excès de ses maux. On cherchait de la consolation dans le souvenir des assignats le jour où ils n’avaient plus rien valu, on avait cessé de se leurrer de chimères et la vie avait repris son cours normal. Certains trouvaient que la faillite était lente à venir. On repartirait du bon pied. Mais ceux qui avaient des rhumatismes goûtaient peu cette perspective. Malheur aux vieillards ! Il fallait rester jeune ou le paraître.

Milon-Lauenbourg avait quarante-cinq ans. C’était l’athlète qu’il fallait à cette bataille, dans la fange. Aucun miasme ne le gênait.

Il avait tout respiré depuis les gaz de la grande guerre. Quelle santé physique et morale, c’est-à-dire d’un feu puissant rejetant tout élément susceptible de gêner la machine en marche !

Fils d’un petit banquier de province, Milon avait appris le système D comme chauffeur attaché à un état-major, en 1914. Il avait eu l’occasion alors d’approcher quelques parlementaires dispensateurs de certaines licences. Il s’était montré intermédiaire sûr, discret, intelligent.

En 1918, il avait complété son instruction politique dans l’affaire de la liquidation des stocks américains.

Les régions dévastées avaient été ensuite pour lui la terre promise. Il disposa vite d’une mise de fonds respectable. Mais son meilleur atout dans la partie qu’il allait jouer était la connaissance profonde qu’il avait acquise du personnel des affaires, dans tous les domaines, politiques et autres, et la manière de s’en servir.

C’est alors qu’il avait mis sur pied sa maison de renseignements : l’Universelle Référence, l’U. R. devenue en deux ans un rouage indispensable dans le monde du commerce et de l’industrie.

Il n’était point de petite entreprise qui ne fût dans la nécessité d’être cliente de l’U. R. dans la crainte qu’elle ne donnât de fâcheuses indications sur l’état de ses affaires, point de grande qui n’eût besoin d’être renseignée sur les possibilités de paiement des petites et qui ne se servît de l’U. R. comme de sa meilleure affiche de publicité.

Par le jeu fatal d’un pareil système, les clients se trouvaient être les meilleurs agents de renseignements les uns sur les autres et les bureaux de l’Universelle le centre du plus formidable espionnage du transit mondial que l’on pût rêver.

L’affaire en elle-même donnait des profits énormes, mais Lauenbourg ne se contentait point d’être le truchement d’une si merveilleuse clientèle. Instruit avant tout autre des grandes transactions du continent, des besoins de certaines régions, des disponibilités et de la production de certaines autres, il sut jouer presque à coup sûr de l’accaparement, et sur la plus vaste échelle grâce à l’adjonction d’une banque qui ne fut, d’abord, en somme, que la caisse de l’U. R., mais qui devint bientôt sa raison d’être la plus importante.

Le conseil d’administration de l’U. R. B. (Universelle Référence Banque) réunit autour de son tapis vert les personnalités les plus considérables de la haute finance et de la grande industrie. Les avocats-conseils se recrutaient à la vice-présidence de la Chambre ou parmi les membres en disponibilité du personnel gouvernemental.

De ce jour, Milon-Lauenbourg fut roi. Il était déjà sénateur. Il avait rendu d’immenses services, lors des dernières échéances, aux partis extrêmes détenant le pouvoir. C’est l’U. R. B. qui avait « financé » tout le système d’impôt sur le capital et pris l’initiative de faire au Trésor, sur cet impôt qui serait lent à rentrer, les avances qui sauvaient momentanément l’État de la faillite, mais à quel taux et sous quelles conditions !

Milon-Lauenbourg devenait le fermier général de la France.

Après avoir édifié sa toute-puissance sur le désordre, il se croyait assez de génie pour reconstituer la société sur les bases solides dont il avait besoin pour jouir en paix de sa fortune. Devenu ministre, véritable chef de gouvernement, soutenu par tous ceux qui avaient suivi son destin, il se sentait maintenant la poigne d’un despote conservateur, prêt à tout briser pour le règne de sa loi.

D’abord, il voulait rétablir la sécurité. L’état d’anarchie du pays auquel nous avons déjà fait allusion lui était odieux. Les feuilles à sa dévotion, ses amis à la tribune se faisaient l’écho de sa colère entre la désorganisation sociale et l’impéritie de la police. Il en voulait aux voleurs de grand chemin. Il semblait qu’en détroussant le passant ils lui prissent quelque chose. Si on a bien compris cette figure, on ne s’étonnera point qu’il fût pris d’une rage presque enfantine en lisant les exploits de ces « Mohicans », qui, eux aussi, mettaient le pays au pillage, sans sa permission. Il était résolu à les détruire et ce ne serait pas long.

Il croyait à une organisation sortie de l’encrier des reporters. « M. Legrand » lui faisait hausser les épaules.

Peut-être y avait-il au fond de ce mépris pour ce fantôme de croquemitaine un peu de jalousie. Depuis quelques jours, le personnage accaparait trop l’attention publique ! « Il vous fait peur ; il devrait vous faire rire ! » disait-il aux femmes qui ne rêvaient plus que du chef des bandes noires.

« Nous voudrions bien le connaître ! » répondaient-elles.

« S’il n’y a que cela pour vous faire plaisir, je l’inviterai à ma pendaison de crémaillère ! »

Elles ne furent donc pas étonnées quand, sur le programme des réjouissances artistiques qui devaient se dérouler loirs de la soirée d’inauguration de l’hôtel du bois de Boulogne, elles lurent in fine : « Monsieur Legrand a promis de venir avec son état-major ! »

Lauenbourg avait chargé son ami et parent par alliance, Godefroi, comte de Martin l’Aiguille, de monter à cette occasion une farce assez audacieuse, mais il resta coi lorsque Roger Dumont, le nouveau directeur qu’il venait de faire nommer à la Sûreté générale, le prenant dans un coin, à l’heure où arrivaient les premiers invités, lui dit : « Vous savez que monsieur Legrand, le vrai, va venir ! »

– Vous vous moquez de moi, Dumont ?

– Il va venir et j’espère bien le pincer !

– Il y a donc un vrai « M. Legrand » ?

– Oui, monsieur le ministre !

Chapitre 2 CONCILIABULE

Roger Dumont, dont la personnalité devait occuper une place si prépondérante dans la période de difficultés qui mettaient alors le régime tout entier à de si cruelles épreuves, était peu connu encore du grand public. Mais dans la modeste place qu’il avait occupée jusqu’alors, il avait su se faire apprécier du monde parlementaire par des services rendus, avertissant fort habilement ceux qu’il avait mission de frapper, sans trahir précisément ses chefs.

Volontairement effacé, jugeant et jaugeant les hommes au pouvoir, il guettait son heure. Depuis cinq ans, ayant deviné Milon-Lauenbourg, que certains évitaient encore comme trop compromettant, il s’était donné au grand maître de l’U. R. B. autant qu’un homme comme lui pouvait se donner à quelqu’un, c’est-à-dire qu’il l’avait choisi comme le plus apte à l’aider dans ses propres projets.

Lauenbourg, de son côté, avait su apprécier dans cet être falot qui semblait ne point tenir de place, une valeur de premier ordre.

Dumont s’était fait son lieutenant politique sans explication, sans entente d’aucune sorte.

Quand il découvrit cela, à la suite d’une affaire fort embrouillée qui eût pu faire scandale, Lauenbourg avait fait venir Roger Dumont. L’entrevue avait été courte. « Combien ? » avait demandé le banquier. Et l’autre avait répondu : « Dix millions de fonds secrets, la police à vos pieds, moi à sa tête et ce pays vous appartient. »

– Vous êtes bien ambitieux, monsieur Dumont ?

– Pour vous servir, monsieur Lauenbourg… Et le policier s’était retiré.

« J’eusse préféré, se dit Lauenbourg, qu’il me demandât cent mille francs tout de suite. Il faudra compter avec cet homme, ne pas hésiter à lui faire sa part ou le briser ! »

Comme avec Lauenbourg il se montra obstinément fidèle et plus qu’utile, le banquier craignit de s’en faire un ennemi féroce s’il ne lui faisait point partager sa triomphante fortune, quand il entra dans le ministère. Lorsque l’affaire fut faite, Dumont remercia bien humblement.

Plus il grandissait, plus il se faisait petit. Physiquement il parut encore diminué. Il était maigre, la poitrine rentrée, le cheveu rare et pâle, les yeux gris, sans flamme, la voix chétive. Il avait quarante ans. De dos, il paraissait un vieillard.

Dans les bureaux, il était au courant de tout. Son apparition silencieuse épouvantait ses subordonnés.

Il avait été élevé au séminaire, avait été pion dans une boîte à bachots. Puis il avait échoué dans un commissariat. C’est de là qu’il était parti. On ne lui connaissait point de passion autre que celle de la police, mais celle-ci le possédait tout entier. Il en vivait. Il était prêt à en mourir. Il n’affichait aucun mépris pour les hommes, comme on le voyait faire à Lauenbourg. Le bien et le mal ne semblaient l’intéresser qu’autant que la partie engagée entre les deux éléments devenait plus obscure. Alors, il observait les pièces, passionnément, et soufflait un bon conseil à l’oreille du joueur auprès duquel les circonstances l’avaient placé. Si bien que les joueurs croyaient jouer leur partie, mais qu’ils gagnaient la sienne.

Milon-Lauenbourg, laissant la belle Mme Milon-Lauenbourg recevoir ses invités avec le cousin Godefroi dont il était du reste fort jaloux, avait entraîné Roger Dumont dans une petite pièce où ils ne risquaient point d’être dérangés.

– Je ne sais pas si votre « M. Legrand » doit venir, lui dit-il avec humeur, mais je sais une chose : c’est que Claude Corbières est déjà là ! Il a un fameux toupet de se montrer dans mes salons après avoir combattu ma politique comme il l’a fait à la Chambre ces temps derniers.

– Le croyez-vous donc redoutable ? laissa tomber Roger Dumont sans prendre la liberté de s’asseoir comme l’y invitait Lauenbourg.

– On prétend qu’il a des dossiers.

– Non, il n’a rien !

– Vous en êtes sûr ?

– Absolument ! Il est certain cependant qu’on lui en a promis…

Les deux hommes se regardèrent.

– Remarquez que je ne crains rien ! vous entendez, Dumont… Il faut que vous soyez bien persuadé de ceci : c’est que je ne crains rien au monde !… mais il y a ma politique et ceux qui l’ont suivie… et ces messieurs sont quelquefois bien imprudents…

– Exact ! fit Dumont.

– En tout cas, s’il m’obligeait à les sacrifier, je ne lui pardonnerais jamais ! Mais je n’hésiterais pas. Tant pis pour les autres ! Faites-leur répéter cela de ma part. Ils deviendront peut-être plus circonspects !

– Cela me paraît nécessaire ! souffla Dumont. Ceux dont vous parlez s’en sont toujours tirés depuis la guerre… Ils en ont vu tellement passer qu’ils se croient à l’abri de tout événement. Dangereux état d’esprit.

– Je vois que vous m’avez compris… Et maintenant racontez-moi votre petite histoire. Vous aussi vous donnez dans « les Mohicans de Babel » ?…

– Oui !

– Et M. Legrand va venir ce soir chez moi ?

– Il y est peut-être déjà !

– Si, par hasard, c’était Claude Corbières… Vous en profiteriez pour l’arrêter ?

– Vous le prenez bien à la légère, monsieur le ministre, mais ce n’est pas Claude Corbières… Ce bon petit jeune homme bien propre, j’en ai fait le tour… Pas besoin de l’arrêter ! Il se fera tuer comme un poulet.

Milon-Lauenbourg pâlit un peu et regarda en dessous Roger Dumont, qui ne broncha pas.

– Revenons à vos « Mohicans » puisque vous me dites que c’est sérieux, reprit le financier.

Roger Dumont, cette fois, s’assit :

– C’est très sérieux, dit-il… La chose ne devrait point vous surprendre… À une époque où toute entreprise ne peut réussir que par le consortium… nous devions avoir celui des assassins. C’est une chose faite. C’est le progrès, là comme ailleurs…

« Ces meneurs ont leur journal, parfaitement. Je vous dirai un jour comment il s’appelle. Mais il a fort honnête figure et ne semble destiné qu’à renseigner fort platement ceux qui s’intéressent à la plus coutumière industrie. Seuls, les chefs, d’un bout à l’autre de l’Europe et même au-delà, en ont la clef. Cette clef, nous la cherchons encore. Je la trouverai.

« En attendant, écoutez ceci : il y a trois ans, six mois et quatre jours, un homme d’une taille un peu au-dessus de la moyenne, dans toute la force de l’âge, aux mains fines d’aristocrate, cheveux bruns, visage ovale, un teint olivâtre assez foncé, une barbe très soignée (peut-être un postiche et la couleur olive du visage fabriquée), portant des lunettes à garniture d’écaille et à verres jaunes, enveloppé d’un épais manteau à carreaux écossais, se présenta vers les six heures du soir aux bureaux de l’agence Kromer, à Varsovie.

– Parfaitement. Agence Kromer, 3, place Sigismond, bien connue… excellente maison, produits chimiques… Suis en rapport avec elle… interrompit Milon-Lauenbourg en regardant Roger Dumont.

– Cet homme, vous ne le connaissez pas, monsieur le ministre ?

– Ma foi, non ! vous me racontez des choses… comment voudriez-vous…

– Il s’appelle Vladimir Volski. Il prétend descendre de Jean III, et il en descend peut-être. Il est reçu dans les meilleures familles. C’est un fameux brigand. Pour le moment, la Pologne est son fief.

– Après ?

– Après avoir vu Kromer notre homme…

– Votre homme, c’est M. Legrand ?

– Euh ! il y a des chances…

– Comment le savez-vous ?

– Ce secret n’est pas le mien…

– Enfin, vous savez bien quelque chose sur lui…

– Nous ne saurons vraiment quelque chose sur lui et ne pourrons le confondre que…

– Eh bien, allez !

– Que si nous l’arrêtons ce soir, monsieur le ministre.

Et, ce disant, Roger Dumont, de ses petits yeux pâles, ne quittait pas le visage un peu congestionné de Milon-Lauenbourg. Celui-ci se leva, donna un coup de poing sur la table :

– Et si vous faites cela, Dumont, je vous donne un ministère… Hein ? Roger Dumont, ministre de la police ! Qu’est-ce que vous en dites ?

– Je dis, monsieur le ministre, qu’il faudra bien que nous en arrivions là, car, dans la situation où se trouve le pays, je ne puis rien sans cela !

Modestement, bien modestement, cette chose avait été prononcée et Roger Dumont, qui ne regardait plus, qui n’osait plus regarder Milon-Lauenbourg, s’était repris à caresser ses gants.

– Faites d’abord cela !… et nous verrons après !

– Oh ! j’aimerais mieux que ce fût fait avant ! murmura Dumont, de plus en plus humble.

– Mais c’est impossible, puisque vous l’arrêtez ce soir !

Dumont regarda l’homme d’État du coin de l’œil avec une timidité extrême :

– Ce soir !… ce soir !… chez vous !… cela pourrait faire bien mauvais effet… et puis… Il y a beaucoup de raisons, Monsieur le ministre, pour qu’il ne soit pas arrêté ce soir !…

– Alors ! vous me faites perdre mon temps, et vous me racontez des balivernes !

– Je regrette d’avoir fait perdre le temps de monsieur le ministre, exprima assez froidement Roger Dumont en se levant à son tour.

– Excusez-moi, Dumont… ne jouons pas au plus fin tous les deux… Vous voulez être ministre, vous ne pensez qu’à ça ! moi…

– Vous, vous l’êtes !

– Et je désire le rester, avoua l’autre, riant, mais je vais vous dire une chose, j’y crois à votre M. Legrand, je m’en suis longtemps défendu, même avant que vous n’en parliez !… mais j’y crois !… J’ai des raisons d’y croire… Je l’ai trouvé plusieurs fois sur mon chemin… Et il m’a fait du tort ! Oui, il y a quelqu’un qui se dresse dans l’ombre contre moi et je donnerais cher pour savoir qui ! Je sens que c’est une guerre à mort entre lui et nous… Il faut que cela cesse ! Qu’est devenu M. Legrand en quittant la Pologne ?

– Mon Dieu, monsieur le ministre, notre homme en quittant Varsovie se rendit à Berlin, puis à Vienne, à Rome, à Barcelone, à Londres et revint à Paris. Dans chacune de ces villes, il avait vu les Volski de l’endroit, ce qui se fait de mieux, en ce moment, comme chefs de brigands, et il leur avait donné rendez-vous à six mois de là à Paris, à midi, place de l’Opéra.

« Ils passèrent plus insoupçonnés dans le mouvement intense que s’ils s’étaient retrouvés à deux heures du matin dans la solitude de quelque quartier excentrique. Ils s’étaient reconnus à un signe banal, une pochette nouée au petit doigt de la main gauche.

« M. Legrand était là, dans le même costume. Il les fit monter tous les six dans une auto découverte qui les emmena déjeuner aux environs. Une partie de campagne, dans une auberge. Ils y restèrent six jours, la plupart du temps enfermés dans une pièce où, sur une grande table, s’étalait une immense carte de l’Europe. Sur une autre table, des Bottins, des guides, des dossiers, des papiers, des plumes et de l’encre.

« Ces bandits se partageaient le monde… Pendant ces six jours, ils tracèrent le plan de la plus formidable organisation de rapt qui eût jamais existé. Quand ils se quittèrent, ils avaient tout établi, tout prévu, le recel et l’écoulement des objets volés n’avaient pas été les moindres de leurs travaux et ils avaient juré fidélité à M. Legrand, sous peine de mort. Ils se séparèrent, emportant leurs papiers, leurs dossiers, leurs Bottins, mais ils oublièrent la carte. Je l’ai.

– Mais, pourquoi les Bottins ? questionna Milon-Lauenbourg.

– Parce qu’ils avaient besoin de connaître les principales maisons, industrie, commerce, agences, dans lesquelles ils allaient faire entrer, comme employés, des gens à eux, qui allaient les renseigner sur les coups à tenter, mon Dieu ! excusez-moi la comparaison, monsieur le ministre, comme est renseignée à peu près votre maison, dans le monde entier, pour le plus grand bien de nos transactions.

Milon-Lauenbourg était écarlate. On pouvait craindre un coup de sang, car il était de tempérament fort congestif, à la suite d’excès de travail et autres…

Roger Dumont se demanda tout bas, bien bas, s’il n’était pas allé un peu loin. « Ou il va crever sur l’heure, se dit-il, ou il va me tuer comme un chien ! »

Il y eut un long silence, pendant lequel Lauenbourg se calma. Il finit par dire :

– Je commence à comprendre bien des choses… et d’où, dernièrement, me sont venus certains renseignements faux qui ont failli causer bien des ruines… Les misérables ! gronda-t-il. Ils ont failli me porter un préjudice immense… je vais être obligé de surveiller les agences que je croyais être les plus sûres… sans compter, ajouta-t-il soudain, que s’il était arrivé un désastre, on eût pu croire que j’étais… oui, que j’étais dans leur jeu… moi ! moi ! Milon-Lauenbourg…

De plus en plus humble, Roger Dumont prononça, dans un souffle :

– Monsieur le ministre est-il toujours de cet avis que s’il vient et que je parvienne à le reconnaître – j’ai quelques moyens pour cela – je doive l’arrêter, chez lui ?

Le banquier se releva.

– Plus que jamais ! grinça-t-il…

Et, fulgurant, il se planta devant Roger Dumont :

– Vous entendez, Dumont ! je ne crains rien ! je ne crains rien au monde !

– Monsieur le ministre est bien puissant… et je lui ai toujours prouvé que je lui étais fort dévoué… mais je répéterai à monsieur le ministre que je ne pourrai utilement le servir qu’autant que je serai ministre moi-même !

– C’est une idée fixe ! J’ai déjà fait beaucoup pour vous, Dumont…

– Tant que je ne serai pas à la tête de toutes les polices et de la gendarmerie, je ne pourrai rien faire…

– Mais, monsieur Dumont… le Parlement ne marcherait pas… il ne voudrait pas se donner un maître… songez donc ! Vous seriez plus fort que moi.

– Je suis à vos ordres, monsieur le ministre, laissa tomber Roger Dumont en prenant congé.

– Pardon, Dumont ! mais vous ne m’avez pas dit les dispositions que vous aviez prises pour arrêter M. Legrand s’il se présentait réellement chez moi.

– Aucune, monsieur le ministre… d’abord, comme je vous ai dit, je ne suis pas sûr de le reconnaître…

– Mais vous avez bien dû poster des agents autour de mon hôtel !

– C’est une faute que je me serais bien gardé de commettre… il en aurait été sûrement averti et il faut qu’il pénètre ici, en toute sécurité…

– Mais enfin, si vous voulez l’arrêter ! Vous ne l’emporterez pas sous votre bras !

– Monsieur le ministre, moi aussi j’ai mes agents… auxquels vous serrez la main tous les jours et qui sont de toutes vos fêtes ! Ce n’est pas parce qu’ils ont reçu la plus parfaite éducation qu’ils manquent de biceps.

– Vous pensez à tout…

– Il le faut, monsieur le ministre !

Sur quoi ils se séparèrent.

– Il est b… fort ! se disait Roger Dumont, mais je serai plus fort que lui et je serai ministre malgré lui !

– Il me prend pour un imbécile ! pensait Lauenbourg… Lui ! ministre de la justice ! disposant de la gendarmerie… et puis quoi encore ? Il a voulu me faire peur avec son histoire de M. Legrand… Tout de même, tout ce qu’il m’a dit n’est pas perdu… Il faudra que je parle demain à Barnabé…

Chapitre 3 UNE SOIRÉE CHEZ LES MILON-LAUENBOURG

Si le comte d’Artois fit élever Bagatelle en soixante-quatre jours, Milon-Lauenbourg mit deux ans à faire construire son Trianon-Boulogne, non loin du château de Madrid. Son parc particulier atteignait la rive de la Seine.

L’œuvre de Gabriel avait naturellement servi de modèle à cette « folie » d’un nouveau riche. Les marbres les plus rares en formaient les colonnes ; les mosaïques des parquets et des dalles avaient coûté des sommes fabuleuses. L’or et les peintures les plus brutales éclataient dans les fresques, étalant sur les murs une mythologie hellénique qui avait passé par l’inspiration des Arts décoratifs de 1925, devenue source d’inspiration de tous décor et mobilier modernes.

En pénétrant chez Milon-Lauenbourg on entrait dans un Trianon frénétique qui n’était nullement propre à faire rêver des grâces telles qu’on les concevait au siècle de la Pompadour, mais qui se trouvait être un cadre merveilleux et tout à fait adéquat à la mode du jour, laquelle n’avait jamais déshabillé d’une façon aussi magnifique et quelquefois aussi ahurissante la Beauté, la Volupté et même la Vertu. Mme Tallien, dans ce milieu, eût bien retardé. Ce que le Directoire avait fait des modes grecques, les couturiers modernes l’avaient fait de celles du Directoire. Là où il n’y avait eu que de l’exagération, ils avaient mis de l’extravagance, ils avaient poussé l’audace à ses dernières limites.

Le plus beau était que les plus honnêtes femmes avaient fini par s’accommoder de tout cela et ce n’était pas le moindre sujet d’étonnement que de voir Mme Milon-Lauenbourg, née Chabert (de la vieille famille de robe et de basoche, Chabert, alliée aux Martin l’Aiguille), montrer sa jambe, son dos et sa poitrine, sans en paraître gênée.

Mme Milon-Lauenbourg approchait de la quarantaine. Elle était encore admirablement belle. Son profil toujours pur retenait le regard étonné et conquis, dès qu’il s’éclairait du moindre sourire. Sa gravité même était d’un charme troublant. Si elle se mêlait de séduire, on était enchaîné. C’était une grande mondaine et c’était aussi une mère de famille modèle. Elle adorait sa fille, à l’éducation de laquelle elle avait consacré toutes les heures volées à ses devoirs parisiens.

Nous en avons assez dit pour faire comprendre qu’elle était désirée de beaucoup ; ne rebutant personne, elle était toujours entourée brillamment sans jamais donner prise à la médisance.

Lauenbourg, qui la trompait ouvertement, ne méritait point sa chance.

Si sa femme était malheureuse, nul ne pouvait se vanter de l’avoir consolée.

Quand Milon-Lauenbourg rentra dans les salons, ceux-ci étaient à peu près pleins. Sa femme et sa fille Sylvie, une charmante enfant de dix-huit ans, toute blonde avec des cheveux curieusement ébouriffés au-dessus d’un bandeau d’azur sombre, continuaient de recevoir les nouveaux arrivants. Il y avait là aussi, au premier rang, les deux frères de Milon, avec leurs femmes, les beaux-frères, les belles-sœurs, « toute la smala » que le grand chef avait poussée, établie sur Paris, comme jadis Napoléon avait « établi » ses frères sur l’Europe. William, le fameux commissaire-priseur, et Arthur, vice-président du Conseil municipal, devaient tout à Milon. Il y avait même un savant dans la famille : Parisol-Lauenbourg, qui travaillait dans le sanscrit et chez les antiquaires et que Milon venait de faire recevoir à l’Institut. Devant le clan tout-puissant, le Tout-Paris défilait… C’est ce que Lauenbourg appelait une réunion intime, une pendaison de crémaillère entre soi, histoire d’essuyer les plâtres en attendant les merveilleuses fêtes qui feraient affluer toute la capitale au bois de Boulogne.

L’orgueilleuse satisfaction que ressentit le financier devant le prodigieux empressement de tous à venir saluer sa nouvelle fortune n’était point nécessaire pour qu’il parût avec ce gonflement du torse, ce rejet des épaules, cette élévation de tête, ce front dominateur, cette démarche à la fois aisée et puissante qui le faisaient reconnaître ou deviner partout où il passait. Ceux qui ne l’avaient jamais vu pouvaient dire, sans se tromper : c’est lui ! c’est Milon-Lauenbourg !

Dans ses moments les plus difficiles, il avait toujours paru dégagé de tout souci.

La figure entièrement rasée, légèrement empâtée sur une ossature puissante, son menton, sa mâchoire étaient des choses redoutables. Tout en lui, du reste, paraissait machine à broyer. Et, cependant, il ne manquait point d’une certaine élégance, celle du sportsman qui vient de quitter le maillot après la partie de football, pour revêtir la livrée mondaine. Il était loin d’être laid. Du reste, la force n’est jamais laide, quand elle n’est point épouvantable. Il avait quarante-cinq ans.

On ne l’avait pas plus tôt aperçu qu’il était entouré, félicité. Il y avait là de tout : des généraux, des magistrats, des savants, des ministres, celui-là même qu’il avait remplacé, qu’on avait mis dehors pour lui faire place, les chefs tout-puissants du haut commerce et de l’industrie ; des nobles, des rastas et des femmes, des femmes surtout.

Claude Corbières, assis derrière un cactus, dans un coin du jardin d’hiver, assistait de loin à tout ce mouvement.

Il avait été l’hôte, à Dinard, pendant toute une saison, du vieux notaire – père de Mme Milon-Lauenbourg. Le vieux Chabert, nommé par le conseil de famille subrogé-tuteur de Claude, avait géré la fortune du jeune homme. Claude était un sportif, une première raquette. Le double mixte le rapprocha de Sylvie, encore toute jeune. Cette gamine lui plut beaucoup. De son côté, elle l’aima. Mais alors, lui, qui s’était lancé dans la politique se détacha des Lauenbourg. Depuis deux ans, il ne les voyait plus. Désespoir, rage, pleurs secrets de Sylvie. Le combat que menait Claude contre son père la consternait. Il y mettait presque de l’acharnement, de la haine. Et, cependant, elle savait bien qu’il l’aimait. Il ne le lui avait jamais dit, mais elle le savait !

Dissimulé dans sa retraite, il la regardait danser. Et s’il l’aimait vraiment, nul n’eût pu le dire. Ses yeux, ordinairement très doux, devenaient de verre et c’était une glace derrière laquelle la pensée ne se laissait point surprendre. Alors, comme disait Sylvie, « il faisait sa statue ».

Sylvie dansait avec un grand jeune homme, qui paraissait fort embarrassé de l’honneur qui lui était échu. Il avait l’air d’un collégien. Il avait passé par Polytechnique et cet espoir des mathématiques, pâli par l’étude et très myope, faisait, au milieu de cette grande fête mondaine, la mine la plus niaise du monde. Il s’appelait André Ternisien. Après la danse, il alla s’asseoir bien sagement, comme une demoiselle, auprès de son père, le fondé de pouvoir de Milon-Lauenbourg, celui qui avait la haute main sur toute la comptabilité de l’U. R. B., l’austère et vertueux Barnabé. Celui-ci était fier de son fils André ; il l’était moins de son fils Daniel, qu’il ne voyait que pour lui refuser de l’argent, car l’avarice de Barnabé était aussi célèbre que sa vertu et son dévouement pour ses maîtres.

Daniel était un charmant petit gaillard, aux yeux de velours sombre, nullement efféminé, quoique fort apprécié au dancing, toujours mis à la dernière mode, que l’on voyait partout, dans les palaces, aux premières, à toutes les fêtes mondaines, sachant faire rire les femmes et dépensant un argent de poche dont on ignorait l’origine. Son père, Barnabé, était un homme à principes comme on n’en fait plus. Son honnêteté se révoltait à l’idée qu’un être, issu de lui, pouvait avoir des moyens d’existence inavouables. Il avait fini par fermer sa porte à Daniel et vivait seul, sa femme étant morte.

Maintenant, Sylvie dansait avec Daniel. Sylvie, de toute évidence, accomplissait une corvée, obéissant aux prescriptions de sa mère : « Nous avons tant d’obligations à ce bon monsieur Barnabé », mais, à la vue de Daniel dansant avec Sylvie, la joie de Barnabé était tombée. « Le misérable, fit-il entre ses dents, il lui fait la cour ! » André rougit.

Soudain, Sylvie aperçut Claude qu’elle cherchait. Elle planta là son danseur et vint s’asseoir auprès du jeune député.

Ils se serrèrent la main, longuement.

– J’ai reçu votre mot, fit Claude. Et vous voyez, je suis venu. Et puis, ajouta-t-il, il m’était vraiment impossible de ne point répondre à la si gracieuse et si pressante invitation de madame votre mère. J’imagine bien, cependant, qu’elle ne l’a envoyée que poussée par Lauenbourg. Il espère peut-être que nous ferons la paix. Je ne me suis pas dérobé. Je ne veux pas avoir l’air d’avoir peur… Mais vous, pourquoi m’avez-vous fait venir ici ?… le dernier endroit où je devrais me montrer.

La jeune fille secoua la tête :

– Mon père n’y est pour rien !

– Qu’avez-vous donc de si pressé à me dire, Sylvie ?

– De prendre garde, Claude. Ils sont décidés à tout…

Elle avait les yeux pleins de larmes. Il prit sa main dans la sienne :

– Ma pauvre petite Sylvie ! Mais il ne faut pas vous épouvanter, vous savez, j’en ai vu d’autres ! Quand on mène la bataille que je conduis, il faut s’attendre à tout.

– Pourquoi êtes-vous si terrible avec mon père ?

À cette question directe, Claude resta silencieux… Elle dut répéter ses paroles.

– Sylvie, finit-il par dire, pourriez-vous me jurer que ce n’est pas lui qui vous a priée de me poser cette question ?

– Je vous le jure, Claude ! et je suis bien malheureuse, si vous pouvez imaginer que c’est une autre pensée que celle de votre sécurité qui me pousse à vous parler ainsi. Je ne m’occupe jamais des affaires de mon père…

– Eh bien, Sylvie, je vais vous répondre à mon tour. Vous ne doutez pas de mon amitié, n’est-ce pas ? et de la douleur avec laquelle j’ai dû, peu à peu, me résoudre à cesser toutes relations avec votre famille… mais il le fallait, Sylvie, il le fallait à cause de tous ceux qui sont là. Regardez-les ! Bien peu manquent à l’appel ; les voilà, les amis, les clients de Milon-Lauenbourg ! Tous ceux à qui j’ai déclaré une guerre à mort. Si je succombe, Sylvie, ce ne sera pas sans leur avoir porté des coups solides, allez ! Tous les mondes ! et quels mondes, sous cette éblouissante parure ! Je ne vous parle pas des officiels qui ne sont que les domestiques des autres, ramasseurs de miettes sous la table ! Sylvie, ne vous récriez pas ! je sais ce que je dis… tout ce monde est horrible… Je vous respecte trop pour vous faire apercevoir, même de loin, l’ignominie de cette tourbe endiamantée… Vous connaissez ma tâche redoutable… mais pour un homme comme moi, voyez-vous, Sylvie… il n’y a que ça qui vaille la peine de vivre !

– Que ça ?… fit-elle dans un souffle.

Il la regarda. Elle était affreusement pâle, elle tremblait…

– Sylvie, murmura-t-il… ne m’enlevez pas mon courage… Il m’en a fallu. Je n’ai pas le droit d’aimer ! Il faut que je reste seul… Tout seul !

– Avec quelle joie vous dites cela !

– Non, il n’y a pas de joie, dans ce que je vous dis là, Sylvie, puisque je sais que vous serez la première à souffrir, hélas ! de ce furieux sacrifice que je m’impose… mais si c’est sans joie que je suis un chemin qui me détourne de vous… c’est aussi, je l’avoue, avec une terrible ivresse ! car je vaincrai, Sylvie, puisque j’ai commencé par me vaincre. Tout seul, contre tous ! Et propre ! Comprenez-vous, propre ! propre ! au milieu de toute cette fange. Je me sens plus fort que la mort, puisque j’ai été plus fort que l’amour…

– Vous me piétinez, Claude ! Je sais, hélas ! depuis longtemps, que je ne suis qu’une toute petite fille qui ne compte pas à vos yeux… mais écoutez-moi tout de même… Ils vous briseront avant que vous n’ayez fait les premiers pas… Si vous saviez les paroles que j’ai surprises, elles m’ont glacée. Qu’est-ce que c’est que ce Richard Palafox ? Le connaissez-vous ?

– Ah ah ! Richard Cœur de Lion ! fit Claude avec un sourire, mais, ma chère petite Sylvie, c’est un garçon très brave et très fort à l’épée !

– Ah ! voyez-vous Claude ! Ils venaient de parler de vous. Ils disaient que vous aviez des papiers… des papiers contre l’U. R. B. et notre cousin Godefroi, sur un ton que je n’oublierai jamais… disait à mon père : « Rassurez-vous, Milon… Avec Richard, ça ne traînera pas ! L’autre n’aura pas le temps de dire ouf ! »

– Merci de m’avoir prévenu, Sylvie, mais les spadassins ne me font pas peur, et puis celui-ci a trop servi, ils n’oseraient pas ! Qu’avez-vous, Sylvie ?

– Le voilà !

– Rassurez-vous, il ne va pas m’embrocher comme ça, devant tout le monde.

– Ne riez pas, mon Dieu ! Ne riez pas ! Évitez toute querelle…

L’homme passait et avait tourné la tête en entendant le rire de Claude. Il s’inclina devant Sylvie et continua son chemin, après avoir un instant arrêté son regard sur le jeune député. Claude ne lui avait pas rendu son salut.

C’était vraiment un beau spécimen d’humanité que ce Richard, dit Cœur de Lion, un bel animal lâché en liberté dans la jungle mondaine, qui s’écartait hâtivement devant son pas élastique, lui laissant la voie libre pour le libre jeu de ses muscles redoutés. Il était, du reste, tout sourire, et généralement d’une politesse un peu exagérée ; très grand seigneur avec les dames. Il avait commencé par se faire connaître dans les salles d’armes. Bientôt, il eut ses entrées partout. On savait qu’il n’eût pas hésité à défoncer les portes… Le pouvoir l’utilisait dans les moments difficiles. Toujours prêt à risquer sa peau, il trouait facilement celle des autres.

– Promettez-moi, Claude, que vous allez partir tout de suite.

– Enfant !

– Et si je partais avec vous, fit la jeune fille, d’une voix sourde.

– Si vous partiez avec moi !

– Oui ! avec vous ! J’ose espérer que rien ne vous retiendrait plus ici !

Cette fois, sa pâleur avait disparu, un feu ardent colorait ses joues…

– Partir ! répéta-t-il, se refusant à comprendre… comment partir ? Où ?

– Partout où vous irez !

Il prit sa petite main et s’en voila les yeux, pour qu’elle n’y lût point sa pensée… mais elle la devina.

– Ah ! gémit-elle, on n’enlève pas la fille de Milon-Lauenbourg…

Elle se leva, frissonnante, claquant des dents, ramenant d’un geste machinal une gaze légère sur son visage empourpré. À peine entendit-il : « Adieu ! » et elle disparut par une porte donnant sur les appartements.

Là, elle se trouva en face de sa mère… « Malheureuse enfant, tu voulais me quitter ! »

Et la porte se referma…

Comme Claude se retournait, le cœur en tumulte, la pensée en désordre et souffrant plus qu’on ne saurait le dire, car, pour la première fois, il venait d’apprendre combien il était attaché à cette petite fille, il aperçut Richard Palafox, qui se dirigeait vers lui. Il en fut heureux. Il avait besoin d’une diversion violente. Cependant, accoutumé à se discipliner, il fit un violent effort sur lui-même, rassembla son sang-froid et montra une figure presque indifférente.

– Monsieur Corbières, commença Cœur de Lion avec toutes ses grâces habituelles, je crois bien avoir eu l’honneur de vous être présenté dans un mauvais lieu. Vous avez trop d’esprit pour n’avoir pas deviné déjà qu’il s’agit du Palais-Bourbon, mais permettez-moi de vous dire que j’ai été moins étonné de vous y voir que de vous trouver ici !

– Monsieur Palafox, riposta Claude en se levant, je ne suis pas surpris du tout de vous y rencontrer, moi ! Bien mieux, je n’y suis venu que parce que je vous cherchais…

– En vérité !

– Oui, je voulais vous éviter des démarches inutiles… Voulez-vous m’accompagner dans ce salon, monsieur ? Nous y serons mieux pour continuer cette petite conversation. D’abord, nous y aurons le spectacle des dames qui n’ont jamais été aussi belles que ce soir… et, enfin, nous n’aurons pas l’air de nous cacher.

– Monsieur Corbières, je ne me cache jamais !

– Non, je sais que vous êtes un brave ! vous tuez au grand jour !

il est déjà là !

– Vous m’en dites tant, je reste !

– Non ! je vous en supplie, ça ne va peut-être pas être drôle ce qui va se passer tout à l’heure ! Il y aura des coups ! scandale à coup sûr, partez.

– Adieu et merci !

– À bientôt, monsieur Corbières…