Katia (Le Bonheur conjugal) (1859): Traduction par Auguste-Henri Blanc de La Nautte

Table des matières


Contenu
I
II
III
IV
V
VI
VII
VIII
IX

I

Table des matières

Nous étions en deuil de notre mère; elle était morte l’automne précédent et nous passâmes tout l’hiver à la campagne, seules, Macha, Sonia et moi.

Macha était une ancienne amie de la maison; elle avait été notre gouvernante, nous avait toutes élevées, et mes souvenirs, comme mon affection pour elle, remontaient aussi loin que je me souvenais de moi-même.

Sonia était ma sœur cadette.

L’hiver s’écoula pour nous, sombre et triste, dans notre vieille maison de Pokrovski. Le temps fut froid, venteux, à tel point que la neige s’était amoncelée plus haut que les fenêtres; celles-ci étaient presque continuellement couvertes de glace et ternes, et d’un autre côté nous ne pûmes, à peu près pendant toute la saison, sortir ni nous promener nulle part.

Il était rare qu’on vint nous voir, et ceux mêmes qui nous visitaient n’apportaient ni joie ni gaieté dans notre maison. Tous avaient un visage chagrin, parlaient bas, comme s’ils eussent craint de réveiller quelqu’un, se gardaient de rire, soupiraient et souvent pleuraient en me regardant, et surtout à la vue de ma pauvre Sonia, vêtue de sa petite robe noire. Tout dans la maison sentait encore la mort en quelque manière; l’affliction, l’horreur du trépas régnaient dans l’air. La chambre de maman restait fermée, et j’éprouvais tout ensemble un cruel malaise et un invincible attrait à jeter furtivement un coup d’œil sur cette chambre froide et déserte, quand je passais auprès d’elle pour m’aller coucher.

J’avais à cette époque dix-sept ans, et l’année même de sa mort maman avait eu l’intention d’aller habiter la ville pour m’y produire. La perte de ma mère avait été pour moi une grande douleur, mais je dois avouer qu’à côté de cette peine, jeune et belle comme tous me le faisaient entendre, je ressentais une certaine peine de me voir condamnée à végéter un second hiver à la campagne dans une aride solitude. Avant même la fin de cet hiver, le sentiment du chagrin, de l’isolement, et pour le dire simplement, celui de l’ennui, grandirent chez moi à un point tel que je ne sortais plus de ma chambre, n’ouvrant pas mon piano et ne prenant même point un livre en main. Quand Macha m’invitait à m’occuper de choses ou d’autres, je lui répondais: je ne veux pas, je ne puis pas; et dans le fond de mon âme une voix me demandait: À quoi bon? Pourquoi aurais-je fait n’importe quoi, alors que le meilleur de ma vie se consumait ainsi en pure perte? Pourquoi? Et à ce « pourquoi » il n’y avait chez moi d’autre réponse que des larmes.

On me disait que je maigrissais et que j’enlaidissais pendant tout ce temps; mais je ne m’en préoccupais d’aucune façon. Pourquoi et pour qui y aurais-je pris intérêt? Il me semblait que ma vie tout entière devait s’écouler dans ce désert, au sein de cette angoisse sans appel d’où, livrée à mes seules et propres ressources, je ne me sentais ni la force, ni même le désir de m’arracher.

Macha, vers la fin de l’hiver, se mit à concevoir des inquiétudes sur mon compte et prit la résolution, quelque chose qui pût arriver, de me conduire à l’étranger. Mais pour cela il fallait de l’argent, et c’est à peine si nous savions ce qui nous revenait de l’héritage de notre mère; chaque jour nous attendions notre tuteur, qui devait venir examiner l’état de nos affaires.

Dans le courant de mars, il finit par arriver.

— Grâce à Dieu, me dit Macha, un jour que j’errais comme une ombre dans tous les coins, désœuvrée, sans une pensée en tête, sans un désir au cœur: voilà Serge Mikaïlovitch qui s’annonce pour le dîner. Il faut te secouer, ma petite Katia, ajouta-t-elle; que penserait-il de toi? Il vous aime tant toutes deux!

Serge Mikaïlovitch était notre proche voisin et avait été l’ami de notre défunt père, quoiqu’il fût beaucoup plus jeune. Outre le changement favorable que son arrivée venait apporter à nos plans de vie en nous donnant la possibilité de quitter la campagne, j’étais trop habituée depuis l’enfance à l’aimer et à le respecter, pour que Macha, en me conseillant de me secouer, n’eût pas deviné qu’il devait s’opérer encore un autre changement et que, de toutes mes connaissances, c’était celle-là devant qui il m’eût été le plus douloureux de paraître sous un jour défavorable. Non-seulement j’avais un vieil attachement pour Serge Mikaïlovitch, comme chacun dans la maison, depuis Macha et Sonia, qui était sa filleule, jusqu’au dernier cocher, mais cet attachement tirait un caractère tout particulier d’une parole que maman avait prononcée devant moi. Elle avait dit un jour que c’était un tel mari qu’elle m’eût souhaité. À ce moment-là, une pareille idée m’avait semblé fort extraordinaire et même assez désagréable; le héros que je me figurais était tout à fait autre. Mon héros, à moi, devait être mince, maigre, pâle et mélancolique. Serge Mikaïlovitch, au contraire, n’était déjà plus jeune; il était de grande taille, vigoureux, et, autant que j’en pouvais juger, d’humeur très-aimable; mais néanmoins cette parole de maman avait pénétré assez avant dans mon imagination; il y avait six ans de cela, alors que j’étais dans ma onzième année, qu’il me disait tu, qu’il jouait avec moi, qu’il me surnommait une petite violette, et depuis lors je ne m’étais jamais demandé sans un certain effroi ce que je ferais si, tout à coup, il lui prenait fantaisie de vouloir m’épouser.

Un peu avant le dîner, que Macha avait fait augmenter d’un plat d’épinards et d’un entremets sucré, Serge Mikaïlovitch arriva. Je regardai par la fenêtre au moment où il approchait de la maison dans un petit traîneau, et dès qu’il en eut atteint le coin, je me hâtai de me rendre au salon, ne voulant point laisser voir que je l’eusse le moins du monde attendu. Mais, en entendant du mouvement dans l’antichambre, et bientôt sa voix éclatante et les pas de Macha, la patience m’échappa et j’allai moi-même à sa rencontre. Il tenait la main de Macha et parlait sur un ton élevé et en souriant. Dès qu’il m’aperçut, il s’arrêta et me regarda pendant quelques instants sans me saluer; j’en fus tout embarrassée et me sentis rougir.

— Ah! Est-il possible que ce soit vous, Katia? Dit-il de son ton simple et décidé, en dégageant sa main et on s`approchant de moi.

— Peut-on changer ainsi! Comme vous avez grandi! Hier une violette! Aujourd’hui la rose épanouie!

De sa large main il saisit la mienne et la serra si fort, si franchement, qu’il m’en fit presque mal. J’avais pensé qu’il me la baiserait et je m’étais inclinée devant lui, mais lui, me la prenant une seconde fois, me regarda droit dans les yeux de son joyeux et ferme regard.

Il y avait six ans que je ne l’avais vu. Il avait beaucoup changé, vieilli, bruni, et il avait laissé pousser ses favoris, ce qui ne lui seyait pas beaucoup; mais il avait toujours ces mêmes manières simples, ce même visage ouvert, honnête, aux traits prononcés, ces yeux étincelants d’esprit, et ce sourire plein de grâce que l’on aurait dit d’un enfant.

Au bout de cinq minutes, il avait déjà quitté l’attitude d’un simple visiteur et pris les allures d’un hôte intime vis-à-vis de nous toutes, et même vis-à-vis des gens qui, par leur serviabilité empressée à son égard, témoignaient hautement de la joie que son arrivée leur faisait éprouver.

Il n’agit point du tout en voisin qui vient dans une maison après la mort d’une mère, en croyant nécessaire d’y apporter un visage compassé; il se montra au contraire gai, causant, et ne dit pas un seul mot de maman, si bien que je commençais à trouver cette indifférence étrange et même assez inconvenante de la part d’un homme qui nous tenait de si près. Mais bientôt je compris que ce n’était point chez lui indifférence et qu’il y avait là dans sa pensée une intention dont je devais lui être reconnaissante.

Le soir, Macha nous servit le thé dans le salon à la place habituelle où nous le prenions du temps de maman; Sonia et moi, nous nous assîmes près d’elle; le vieux Grégoire lui apporta une ancienne pipe de papa qu’il avait retrouvée, et lui, également comme dans le vieux temps, il commença à arpenter la chambre de long en large.

— Que de terribles changements dans cette maison, quand on y pense! Dit-il tout à coup en s’arrêtant.

— Oui, répondit Macha avec un soupir; et, replaçant le couvercle du samovar, elle regarda Serge Mikaïlovitch, déjà toute prête à fondre en larmes.

— Vous vous rappelez sans doute votre père? Me demanda-t-il.

— Un peu.

— Qu’il eût été aujourd’hui bon pour vous de le posséder encore! Prononça-t-il lentement et en dirigeant d’un air pensif un vague regard par-dessus ma tête.

Et il ajouta plus lentement encore:

— J’ai beaucoup aimé votre père…

Je crus remarquer au même moment que ses yeux brillaient d’un vif éclat.

— Et voilà que Dieu a pris aussi notre mère! S’écria Macha.

Puis, jetant aussitôt la serviette sur la théière, elle tira son mouchoir et se mit à pleurer.

— Oui, il y a eu de terribles changements dans cette maison!

Et sur ce mot il se détourna.

Et puis un instant après:

— Katia Alexandrovna! Dit-il en élevant la voix, jouez-moi quelque chose.

Cela me fit plaisir qu’il m’eût adressé cette demande en termes si simplement et si amicalement impératifs; je me levai et je me rendis près de lui.

— Tenez, jouez-moi cela, dit-il en ouvrant un cahier de Beethoven à l’adagio de la sonate quasi una fantasia. Voyons un peu comment vous jouez, reprit-il, et il alla boire sa tasse dans un coin de la salle.

Je ne sais pourquoi, mais je sentis qu’il m’eût été impossible avec lui de refuser ou de faire des façons sous prétexte que je jouais mal; je m’assis au contraire avec soumission devant le clavier, et je commençai à jouer comme je pus, bien que j’eusse quelque peur de son appréciation, sachant combien il était connaisseur et quel goût il avait pour la musique. Dans le ton de cet adagio régnait un sentiment qui me reportait, par une sorte de réminiscence, vers nos entretiens d’avant le thé, et sous cette impression je le jouai passablement, paraît-il. Mais il ne voulut pas me laisser jouer le scherzo.

— Non, vous ne le joueriez pas bien, dit-il en se rapprochant de moi; restez-en sur ce premier morceau, qui n’a pas été mal. Je vois que vous comprenez la musique.

Cet éloge, assurément modéré, me réjouit si fort que je me sentis rougir. C’était une chose si nouvelle et si agréable pour moi que l’ami, l’égal de mon père, me parlât seul à seule, sérieusement, et non plus comme à une enfant, ainsi qu’il faisait jadis.

Il m’entretint de mon père, me raconta combien ils s’étaient convenu l’un à l’autre, combien ils avaient agréablement vécu ensemble, alors que je ne m’occupais encore que de jouets et de livres d’étude; et dans ces récits mon père, pour la première fois, m’apparut l’homme simple et bon que je n’avais pas connu jusque-là. Il me questionna aussi sur ce que j’aimais, ce que je lisais, ce que je comptais faire, et il me donnait des conseils. Je n’avais plus près de moi l’homme plaisant qui aimait le badinage ou la taquinerie, mais bien un homme sérieux, franc, amical, pour qui je ressentais en même temps un respect involontaire et de la sympathie. Cette impression m’était douce, agréable, et tout ensemble j’éprouvais en moi une certaine et inconsciente tension en lui parlant. Chaque mot que je prononçais me laissait craintive; j’aurais tant voulu mériter moi-même son affection, qui jusqu’à présent ne m’était acquise qu’en qualité de fille de mon père!

Après avoir couché Sonia, Macha nous rejoignit et fit à Serge Mikaïlovitch des doléances au sujet de mon apathie, d’où il résultait que je n’avais jamais rien à dire.

— Alors elle ne m’a pas raconté le plus important, répondit-il en souriant et en branlant la tête de mon côté d’un air de reproche.

— Qu’aurais-je eu à raconter? Répliquai-je: que je m’ennuyais beaucoup, mais cela passera. (Et effectivement il me semblait maintenant, non-seulement que mon ennui passerait, mais que c’était déjà chose faite et qu’il ne reviendrait plus.)

— Ce n’est pas bien de ne savoir pas supporter la solitude: est-il possible que vous soyez vraiment une demoiselle?

— Mais je crois bien que oui, répondis-je en riant!

— Non, non, ou du moins une vilaine demoiselle qui ne vit que pour être admirée, et qui, dès qu’elle se trouve isolée, se relâche et ne sait plus rien trouver bien; tout pour la montre, rien pour elle-même.

— Vous avez là une belle idée de moi, dis-je, pour dire quelque chose.

— Non, reprit-il après un moment de silence: ce n’est pas en vain que vous ressemblez à votre père; il y a quelque chose en vous!

Et son bon et attentif regard vint de nouveau exercer son charme sur moi et me remplir d’un trouble singulier.

Je remarquai à ce moment seulement qu’à travers ce visage qui paraissait gai au premier coup d’œil, sous ce regard qui n’appartenait qu’à lui et où on aurait cru d’abord ne lire que la sérénité, se peignait ensuite, et toujours de plus en plus vivement, un fond de grande réflexion et d’un peu de tristesse.

— Vous ne devez ni ne pouvez vous ennuyer, dit-il encore, vous avez la musique que vous savez comprendre, les livres, l’étude, vous avez devant vous une vie tout entière à laquelle voici seulement pour vous le moment de vous préparer, afin de n’avoir pas ensuite à vous en plaindre. Dans un au il sera déjà trop tard.

Il me parlait ainsi comme un père ou un oncle, et je comprenais qu’il faisait un effort continu pour demeurer toujours à mon niveau. Cela m’offensait bien un peu qu’il me crût si fort au-dessous de lui, et d’un autre côté il m’était agréable que, pour moi, il crût devoir faire cet effort.

Le reste de la soirée fut consacré à une conversation d’affaires entre lui et Macha.

— Et maintenant, bonsoir, ma chère Katia, me dit-il en se levant et s’approchant de moi, et en me prenant la main.

— Quand nous reverrons-nous? Demanda Macha.

— Au printemps, répondit-il en continuant à me tenir la main; pour le moment je vais à Danilovka (notre autre bien); je verrai un peu ce qui s’y passe, j’arrangerai ce que je pourrai, puis je passerai par Moscou pour mes affaires, et cet été nous pourrons nous voir.

— Pourquoi partir pour si longtemps? Dis-je très-tristement; et en effet, j’espérais déjà le voir chaque jour, et j’éprouvais tout à coup un affreux crève-cœur à me retrouver aux prises avec mon ennui. Probablement que cela se laissa deviner dans mes yeux et dans le son de ma voix.

— Allons, occupez-vous davantage, chassez le spleen, me dit-il d’un ton qui me parut trop placide et trop froid. Au printemps, je vous examinerai, ajouta-t-il en lâchant ma main et sans me regarder.

Dans l’antichambre, où nous nous rendîmes en le reconduisant, il se hâta de passer sa pelisse, et de nouveau son regard sembla m’éviter.

— Il prend là une peine bien inutile! Me dis-je, serait-il possible qu’il pensât me faire déjà tant de plaisir en me regardant? C’est un homme excellent, tout à fait bon… Mais voilà tout.

Cependant nous restâmes longtemps ce soir-là, Macha et moi, sans nous endormir, parlant toujours, non pas de lui, mais de l’emploi de l’été suivant, du lieu où nous passerions l’hiver et de la façon de le passer. Grosse question; et pourquoi? Pour moi, il me semblait aussi simple qu’évident que la vie devait consister à être heureuse, et dans l’avenir il ne m’était pas possible de me figurer autre chose que le bonheur, comme si tout à coup notre vieille et sombre demeure de Pokrovski venait de se remplir de vie et de lumière…

II

Table des matières

En attendant, le printemps était arrivé. Mes ennuis d’autrefois s’étaient évanouis et je les avais échangés contre ces tristesses rêveuses et printanières, tissues d’espérances inconnues et de désirs inassouvis. Et pourtant ma vie n’était plus celle que j’avais menée au commencement de l’hiver; je m’occupais de Sonia, de musique, d’études, et souvent j’allais au jardin où j’errais longtemps, bien longtemps, seule à travers les allées, ou bien je m’asseyais sur quelque banc. Dieu sait à quoi je songeais, ce que je souhaitais, ce que j’espérais! Quelquefois je m’accoudais des nuits entières, surtout par les temps de lune, à la fenêtre de ma chambre et j’y demeurais jusqu’au matin; quelquefois, à l’insu de Macha et en simple costume de nuit, je descendais encore au jardin et je m’enfuyais vers l’étang au milieu de la rosée; je poussai même une fois jusque dans les champs, ou bien je passais la nuit à faire toute seule le tour du parc.

Maintenant il m’est difficile de me rappeler, encore moins de comprendre, les rêveries qui, à cette époque, remplissaient mon imagination. Si même je parviens à m’en souvenir, j’ai peine à croire que ces rêveries fussent bien miennes. Tant elles étaient étranges et en dehors de la vie réelle.

À la fin de mai, Serge Mikaïlovitch, ainsi qu’il l’avait promis, revint de sa tournée.

La première fois qu’il vint nous voir, ce fut un soir, alors que nous ne l’attendions pas du tout. Nous étions assises sur la terrasse et nous nous disposions à prendre le thé. Le jardin était déjà tout verdoyant, et de tous côtés, à Pokrovski, les rossignols avaient établi leur domicile au milieu des massifs en pleine végétation. Çà et là d’épaisses touffes de lilas élevaient leurs têtes comme émaillées de teintes blanches ou violacées, et leurs fleurs s’apprêtaient à s’épanouir. Les feuilles, dans les allées de bouleaux, semblaient transparentes aux rayons du soleil couchant. Sur la terrasse se répandait une ombre fraîchissante, tandis que l’abondante rosée du soir inondait les gazons. Dans la cour, derrière le jardin, on entendait les derniers bruits du jour et les bêlements des troupeaux qui rentraient à l’étable; le pauvre fou Nikone passait sur le chantier, au pied de la terrasse, avec un tonneau, et bientôt des torrents d’eau froide, s’échappant d’une pomme d’arrosage, allaient tracer des cercles noirâtres sur la terre récemment remuée, autour des tiges de dahlias. Devant nous, sur la terrasse, au-dessus d’une nappe bien blanche, brillait et bouillonnait un samovar aux reflets éclatants, entouré d’un pot de crème, de crêpes et de pâtisseries. Macha, de ses mains potelées, lavait les tasses en bonne ménagère. Quant à moi, sans attendre le thé et mise en appétit par un bain d’où je sortais, je mangeais un pain trempé dans une crème fraîche et bien épaisse. Je portais une blouse de toile aux manches entr’ouvertes et j’avais la tête enveloppée d’un mouchoir sur mes cheveux humides.

Macha, à travers la fenêtre, l’aperçut la première.

— Ah! Serge Mikaïlovitch! S’écria-t-elle; nous parlions justement de vous.

Je me levai et voulus aller changer de toilette; mais il me surprit au moment même où je gagnais la porte.

— Allons, Katia, pas de cérémonies à la campagne, dit-il en regardant ma tête et mon mouchoir et en souriant, vous n’avez pas tant de scrupules devant Grégoire, et je veux être Grégoire pour vous.

Mais, en même temps, il me semblait précisément qu’il ne me regardait pas du tout comme aurait pu le faire Grégoire, et cela m’embarrassa.

— Je vais revenir tout de suite, répondis-je en m’éloignant.

— Qu’y a-t-il de mal? S’écria-t-il en suivant mes pas, on vous prendrait ainsi pour une jeune paysanne.

— Comme il m’a étrangement regardée, pensai-je, pendant qu’à la hâte je montais l’escalier pour aller me rhabiller. Enfin, grâce à Dieu, le voilà arrivé, nous allons être plus gais! Et après avoir jeté un coup d’œil dans la glace, je redescendis, toute joyeuse, et, sans dissimuler mon empressement, j’arrivai hors d’haleine sur la terrasse. Il était assis près de la table et parlait avec Macha de nos affaires. M’ayant aperçue, il me jeta un sourire et continua à causer. Nos affaires, à ce qu’il disait, étaient dans l’état le plus satisfaisant. Nous n’avions plus maintenant qu’à achever l’été à la campagne, et nous pourrions aller ensuite, soit à Pétersbourg pour l’éducation de Sonia, soit à l’étranger.

— Ce serait très-bien si vous veniez avec nous à l’étranger, dit Macha, mais seules nous y serions comme dans un bois.

— Ah! Plût à Dieu que je pusse faire avec vous le tour du monde, répliqua-t-il, moitié plaisamment, moitié sérieusement.

— Soit, dis-je alors, allons faire le tour du monde!

Il sourit et secoua la tête.

— Et ma mère? Et mes affaires? Allons, laissons cela, et racontez-moi un peu comment vous avez passé le temps. Serait-il possible que vous ayez encore eu le spleen?

— Quand je lui eus raconté que, sans lui, j’avais su m’occuper et ne pas m’ennuyer, et que Macha le lui eut confirmé, il me donna des éloges, m’adressant des paroles et des regards d’encouragement comme à un enfant, et comme s’il en eût eu véritablement le droit. Il me parut convenable de lui faire part en détail, et surtout très-sincèrement, de tout ce que j’avais fait de bien et de lui avouer, comme en confession, tout ce qui au contraire pouvait mériter son blâme. La soirée était si belle que, le thé emporté, nous restâmes sur la terrasse, et je trouvai la conversation si intéressante que je ne m’aperçus pas qu’insensiblement tous les bruits de la maison s’étaient assoupis autour de nous. De toutes parts se dégageaient les parfums pénétrants des fleurs, la rosée plus abondante baignait les gazons, le rossignol exécutait ses roulades tout près de nous à l’abri des buissons de lilas, puis se taisait au bruit de nos voix. Le ciel étoilé semblait s’abaisser sur nos têtes.

Ce qui m’avertit de la venue de la nuit, ce fut d’entendre tout à coup sous la tente de la terrasse le vol sourd d’une chauve-souris qui se débattait effrayée autour de ma robe blanche. Je m’acculai contre le mur et fus sur le point de jeter un cri, mais la chauve-souris, tout aussi sourdement, s’échappa de dessous notre abri et alla se perdre dans les ombres du jardin.

— Que j’aime votre Pokrovski, dit Serge Mikaïlovitch en interrompant la conversation… On voudrait pour toute la vie s’arrêter sur cette terrasse!

— Eh bien, répliqua Macha, arrêtez-vous-y.

— Ah oui! S’arrêter; la vie, elle ne s’arrête pas!

— Pourquoi ne vous mariez-vous pas? Continua Macha. Vous auriez fait un excellent mari!

— Pourquoi? Dit-il en souriant. Il y a longtemps qu’on a cessé de me compter comme un homme mariable!

— Quoi? Reprit Macha, trente-six ans, vous vous prétendez déjà fatigué de vivre?

— Oui, certes, et même tellement fatigué que je ne demande plus qu’à me reposer. Pour se marier, il faut avoir autre chose à offrir. Tenez, demandez à Katia, ajouta-t-il en me montrant de la tête. Voilà qui il faut marier. Et nous, notre rôle est de jouir de leur bonheur.

Dans l’intonation de sa voix, on sentait une mélancolie secrète, une certaine tension, qui ne m’échappèrent pas. Il garda un moment le silence; ni moi, ni Macha, nous ne disions rien.

— Figurez-vous un peu, commença-t-il enfin en revenant vers la table, si tout à coup, par je ne sais quel déplorable accident, je venais à me marier avec une jeune fille de dix-sept ans, comme Katia Alexandrovna! Voilà un bel exemple, et je suis content qu’il s’applique si bien à la circonstance…, il ne pouvait y en avoir un meilleur.

Je me mis à rire, mais je ne pouvais pas du tout comprendre de quoi il se montrait si content, ni ce qui s’appliquait si bien…

— Eh bien, dites-moi la vérité, la main sur le cœur, poursuivit-il en se tournant vers moi d’un air de plaisanterie, est-ce que ce ne serait pas un grand malheur pour vous que d’unir votre vie à un homme déjà vieux, ayant fait son temps, qui ne veut plus que rester là où il est, quand vous, Dieu sait où vous ne voudrez pas courir à votre fantaisie!

Je me sentais mal à l’aise et je me taisais, ne sachant trop que répondre.

— Je ne viens pas vous demander votre main, dit-il en riant, mais, en vérité, dites si c’est à un tel mari que vous rêviez quand le soir vous vous promeniez à travers les allées; et si ce ne serait pas là un grand malheur?

— Pas un si grand malheur… Commençai-je.

— Et pas un grand bien non plus, acheva-t-il.

— Oui, mais je puis me tromper…

Il m’interrompit encore.

— Vous voyez, elle a parfaitement raison, je lui sais gré de sa franchise et je suis enchanté que cet entretien ait eu lieu entre nous. J’ajouterai que c’eût été pour moi le plus grand malheur.

— Quel original vous faites, vous n’avez guère changé, dit Macha, et elle quitta la terrasse pour ordonner que l’on servit le souper.

Nous gardâmes le silence après le départ de Macha, et tout demeurait muet aussi autour de nous. Le seul rossignol avait recommencé non plus ces chants du début de la soirée, saccadés et indécis, mais celui de la nuit, lent et tranquille, dont les roulades remplissaient tout le jardin, et du fond du ravin il y avait un autre rossignol qui, pour la première fois, lui répondait au loin. Le plus rapproché se taisait alors, comme s’il eût écouté un instant, puis de nouveau il égrenait dans les airs ses trilles plus éclatants encore et plus élevés. Et leurs voix résonnaient avec un calme suprême au sein de ce monde de la nuit qui est à eux et où nous demeurons comme étrangers. Le jardinier se rendait à l’orangerie pour se coucher, et sous ses grosses bottes ses pas retentissaient sur le sentier toujours en s’éloignant de plus en plus. Quelqu’un lança à deux reprises vers la montagne d’aigus coups de sifflet, et ensuite tout rentra dans le silence. À peine si on entendait une feuille remuer; cependant la tente de la terrasse se gonfla tout à coup, fut agitée par un souffle d’air et un parfum plus pénétrant courut jusqu’à nous. Ce silence m’embarrassait, mais je ne savais que dire. Je le regardai. Ses yeux, qui brillaient dans l’ombre, étaient attachés sur moi.

— Il fait bon vivre en ce monde! Murmura-t-il.

Je ne sais pourquoi, sur ces mots je soupirai.

— Quoi donc? Dit-il.

— Oui, il fait bon vivre en ce monde! Répétai-je.

Et nous retombâmes dans le silence, et de nouveau je me sentis mal à l’aise. Il me passait toujours par la tête que je lui avais fait de la peine, en convenant avec lui qu’il était vieux; j’aurais voulu le consoler et je ne savais comment m’y prendre.

— Mais, adieu! Me dit-il en se levant; ma mère m’attend pour le souper. Je l’ai à peine vue aujourd’hui.

— J’aurais bien voulu vous jouer une nouvelle sonate.

— Une autre fois, me répondit-il froidement, du moins à ce qu’il me parut; puis, faisant un pas, il dit avec un geste simple:

— Adieu.

Il me sembla plus que jamais alors que je lui avais fait de la peine, et j’en fus toute triste. Nous le reconduisîmes, Macha et moi, jusqu’au perron et nous restâmes dans la cour, regardant du côté du chemin ou il avait disparu. Quand on eut cessé d’entendre le dernier piétinement de son cheval, je me promenai autour de la terrasse, puis je me remis à contempler le jardin, et à travers la brume humide au sein de laquelle nageaient tous les bruits de la nuit, je demeurai longtemps encore à voir et à écouter tout ce que ma fantaisie me fit écouter et voir.

Il revint une seconde et une troisième fois, et l’embarras que m’avait fait ressentir l’étrange entretien survenu entre nous ne tarda pas à s’effacer sans plus jamais reparaître.

Pendant le cours de tout l’été, il vint nous voir deux ou trois fois par semaine; je m’habituai si bien à lui que, quand il restait un peu plus longtemps sans revenir, il me semblait pénible de vivre ainsi seule; je me fâchais intérieurement contre lui et je trouvais qu’il agissait mal en me délaissant. Il se transforma vis-à-vis de moi en une sorte d’amical camarade, me questionnant, provoquant de ma part la franchise la plus sincère, me donnant des conseils, des encouragements, me grondant quelquefois, m’arrêtant au besoin. Mais malgré ces efforts pour rester toujours à mon niveau, je sentais qu’à côté de tout ce que je connaissais de lui, il existait en lui un monde tout entier auquel je demeurais étrangère et où il ne jugeait pas nécessaire de m’admettre, et cela plus que tout entretenait chez moi la déférence que je lui portais, et en même temps m’attirait vers lui. Je savais par Macha et par les voisins qu’outre ses soins pour sa vieille mère, avec qui il demeurait, outre son ménage agricole et notre tutelle, il avait encore sur les bras certaines affaires intéressant la noblesse, qui lui causaient beaucoup de désagréments; mais comment il envisageait toute cette situation, quels étaient là-dessus ses pensées, ses plans, ses espérances, c’est ce que je ne pus jamais démêler en lui. Si j’essayais d’amener la conversation sur ses affaires, son front se plissait d’une certaine façon, comme s’il eût dit: « Restons-en là, je vous prie; qu’est-ce que cela vous fait? » Et il portait l’entretien sur autre chose. Au commencement je m’en offensai, puis j’en pris si bien l’habitude que jamais nous ne parlions que de ce qui me concernait, et j’avais fini par le trouver tout naturel.

Au début j’éprouvai aussi quelque déplaisir, tandis qu’ensuite je trouvai au contraire un certain charme à voir la parfaite indifférence, je dirais presque le mépris qu’il témoignait pour mon extérieur. Jamais ni par ses regards, ni par ses paroles, il ne me laissait comprendre le moins du monde qu’il me trouvait jolie; loin de là, il fronçait le sourcil et se mettait à rire, quand quelqu’un venait à dire devant lui que je n’étais pas mal. Il se plaisait même à relever en moi des défauts du visage et à me taquiner à leur propos. Les robes à la mode, les coiffures dont Macha aimait à me parer les jours de fête ne faisaient qu’exciter ses railleries, ce qui chagrinait beaucoup la bonne Macha et dans les premiers temps me déconcertait moi-même avec quelque raison. Macha, qui avait décidé dans sa pensée que je plaisais à Serge Mikaïlovitch, ne pouvait pas du tout comprendre comment il ne préférait pas que cette femme, qui lui plaisait, se montrât à son avantage. Mais je me rendis bientôt compte de ce qu’il fallait avec lui. Il voulait croire que je n’étais pas coquette. Et quand je l’eus bien compris, il ne resta plus même en moi l’ombre de coquetterie en matière d’ajustement, de coiffure ou de maintien; elle se trouva remplacée, petite ruse cousue de fil blanc, par une autre coquetterie, celle de la simplicité, alors que je ne parvenais pas encore à être simple moi-même. Je voyais qu’il m’aimait: était-ce comme une enfant, était-ce comme une femme, je ne me l’étais pas demandé jusque-là; cet amour m’était cher, et sentant qu’il me comptait pour la meilleure fille du monde, je ne pouvais point ne pas désirer que cette fraude continuât à l’aveugler. Et en effet, je le trompais presque involontairement. Mais, en le trompant, je devenais tout de même meilleure. Je sentais qu’il serait mieux et plus digne de lui dévoiler de bons côtés de mon âme plutôt que ceux de ma personne. Mes cheveux, mes mains, ma figure, mes allures, quels qu’ils fussent en bien ou en mal, il me semblait que d’un coup d’œil il avait pu les apprécier et qu’il savait très-bien qu’eussé je voulu le tromper, je ne pouvais rien ajouter à mes dehors. Mon âme, au contraire, il ne la connaissait point: parce qu’il l’aimait, parce que précisément dans ce même temps elle était en pleine voie de croissance et de développement, enfin parce qu’en pareille matière il m’était facile de le tromper et que je le trompais en effet. Quel allégement n’éprouvai-je pas vis-à-vis de lui, quand une fois j’eus bien compris tout cela! Ces agitations sans motif, ce besoin de mouvement qui m’oppressait en quelque sorte disparurent complètement. Il me sembla dès lors que, soit en face, soit de côté, assise ou debout, que j’eusse les cheveux plats ou relevés, il me regardait toujours avec plaisir, qu’il me connaissait maintenant tout entière, et je m’imaginai qu’il était aussi content de moi que je l’étais moi-même. Je crois vraiment que si, contre son habitude, il m’avait dit tout à coup, comme les autres, que j’étais jolie, j’en aurais même été un peu fâchée. Mais, en revanche, quelle joie, quelle sérénité j’éprouvais au fond de l’âme quand, à l’occasion de quelques paroles qu’il avait entendu sortir de ma bouche, il me regardait avec attention et me disait d’un ton ému qu’il s’efforçait de rendre plaisant:

— Oui, oui, il y a en vous quelque chose! Vous êtes une brave fille et je dois vous le dire.

Et pourquoi recevais-je ces récompenses qui venaient remplir mon cœur de joie et d’orgueil? Tantôt pour avoir dit que je sympathisais à l’amour du vieux Grégoire pour sa petite fille, tantôt parce que j’avais été émue jusqu’aux larmes en lisant des poésies ou un roman, parce que j’avais préféré Mozart à Schuloff. C’était pour moi un sujet d’étonnement que l’intuition inaccoutumée qui me faisait deviner ce qui était bien et ce qu’on devait aimer, alors que je ne savais encore positivement pas ce qui était bien ni ce qu’il fallait aimer. La plupart de mes habitudes passées et de mes goûts lui déplaisaient, et il suffisait d’un mouvement imperceptible de ses sourcils, d’un regard, pour me faire comprendre qu’il désapprouvait ce que je voulais faire, ou d’un certain air de pitié un peu dédaigneuse qui lui était particulier, pour que je crusse aussitôt ne plus aimer ce que j’avais aimé. Si la pensée lui venait de me donner un conseil sur n’importe quelle chose, je savais à l’avance ce qu’il allait me dire. Il m’interrogeait du regard, et déjà ce regard m’avait arraché la pensée qu’il voulait connaître. Toutes mes pensées, tous mes sentiments de ce temps-là n’étaient plus à moi, et c’étaient sa pensée, son sentiment qui tout à coup devenaient les miens, qui pénétraient dans ma vie et venaient l’illuminer en quelque sorte. D’une manière tout à fait insensible pour moi, je commençai à voir toutes choses avec d’autres yeux, aussi bien Macha que mes gens, que Sonia, que moi-même et mes propres occupations. Les livres, qu’autrefois je lisais uniquement pour combattre l’ennui, m’apparurent tout à coup comme un des plus grands charmes de la vie; et cela toujours pour cette seule raison que nous nous entretenions, lui et moi, de livres, que nous les lisions ensemble et qu’il me les apportait. Auparavant, mon travail auprès de Sonia, les leçons que je lui donnais, je les considérais comme une pénible obligation que je m’efforçais de remplir seulement par esprit de devoir; maintenant qu’il venait quelquefois assister aux leçons, une de mes joies était d’observer les progrès de Sonia. Apprendre en entier un morceau de musique m’avait toujours paru impossible, et à présent, sachant qu’il l’écouterait et que peut-être il y applaudirait, je n’hésitais plus à jouer quarante fois de suite le même passage, si bien que la pauvre Macha avait fini par se boucher les oreilles avec de la ouate, tandis que, moi, je n’y trouvais aucun ennui. Ces vieilles sonates se phrasaient aujourd’hui sous mes doigts d’une tout autre façon et d’une façon bien supérieure. Même Macha, que je connaissais pourtant et aimais comme moi-même, était à mes yeux toute changée. Je comprenais alors seulement que rien n’avait obligé Macha à être ce qu’elle avait été pour nous, une mère, une amie, comme un esclave de nos fantaisies. Je comprenais toute l’abnégation, tout le dévouement de cette créature si affectionnée, je comprenais la grandeur de mes obligations envers elle et je l’en aimais d’autant mieux. Il m’avait encore appris à considérer nos gens, nos paysans, nos droroviès, nos servantes sous un jour tout autre que je ne l’avais fait jusqu’ici. C’est comique à dire, mais à dix-sept ans je vivais au milieu d’eux bien plus étrangère à eux que je ne l’eusse fait à l’égard de gens que je n’aurais jamais vus; pas une fois je n’avais pensé qu’ils fussent des êtres susceptibles, eux aussi, d’amour, de désirs, de regrets, comme moi-même. Notre jardin, nos bois, nos champs, que je connaissais depuis que j’étais née, devinrent soudain pour moi des objets tout nouveaux, et je commençai à en admirer la beauté. Ce n’était pas à tort qu’il disait souvent que, dans la vie, il n’y avait qu’un bonheur certain: vivre pour les autres. Cela me paraissait étrange et je ne le comprenais pas; mais cette conviction, à l’insu même de ma pensée, pénétrait peu à peu jusqu’au fond de mon cœur. En un mot, il avait ouvert devant moi une vie nouvelle, pleine de jouissances dans le présent, sans avoir rien changé à mon existence ancienne et sans y avoir rien ajouté, si ce n’est en développant en moi chacune de mes sensations. Tout, depuis mon enfance, était resté enseveli autour de moi dans une sorte de silence, et avait attendu seulement sa présence pour élever la voix, parler à mon âme et la remplir de bonheur.

Souvent, dans le cours de cet été, je remontais dans ma chambre et je me jetais sur mon lit, et là, en place de mes anciennes angoisses du printemps, pleines des désirs et des espérances de l’avenir, je me sentais étreinte d’un autre trouble, celui du bonheur présent. Je ne pouvais m’endormir, je me relevais, je m’asseyais sur le lit de Macha, et je lui disais que j’étais parfaitement heureuse, ce qui, quand je me le rappelle aujourd’hui, était tout à fait inutile à lui dire; elle pouvait bien le voir elle-même. Elle me répondait qu’elle non plus n’avait rien à désirer, qu’elle aussi était fort heureuse, et elle m’embrassait. Je la croyais, tant il me semblait juste et nécessaire que tous fussent heureux. Mais Macha pouvait en outre songer au sommeil, et même, faisant semblant d’être fâchée, elle me chassait de son lit et s’endormait; moi, au contraire, je retournais longtemps encore toutes mes raisons d’être heureuse. Quelquefois je me relevais de nouveau et je recommençais pour la seconde fois mes prières, puis je priais dans l’abondance de mon cœur pour mieux remercier Dieu de tout le bonheur qu’il m’accordait.

Dans ma chambre, tout était paisible; on entendait seulement la respiration régulière de Macha pendant son sommeil, le tic-tac de sa montre à ses côtés; je me retournais, je murmurais quelques paroles, je me signais ou je baisais la croix qui pendait à mon cou. Les portes étaient fermées, les volets recouvraient les fenêtres, je ne sais quel bourdonnement de mouche se débattant dans un coin parvenait à mon oreille. J’aurais voulu ne plus quitter cette chambre, je n’aurais pas voulu que le matin vînt dissiper cette atmosphère tout imprégnée de mon âme et dont je me sentais enveloppée. Il me semblait que mes rêves, mes pensées, mes prières étaient autant d’essences animées qui dans ces ténèbres vivaient avec moi, voltigeaient autour de mon lit, planaient au-dessus de ma tête. Et chaque pensée était sa pensée, et chaque sentiment, son sentiment. Je ne savais pas encore ce qu’est l’amour, je pensais qu’il pouvait en être toujours ainsi et qu’un pareil sentiment se donne sans demander de retour.

III

Table des matières

Un jour, au temps de la rentrée des blés, nous allâmes après dîner dans le jardin, Macha, Sonia et moi, nous asseoir sur notre banc favori, à l’ombre des tilleuls et au sommet du ravin, d’où l’on pouvait découvrir les champs et les bois. Il y avait déjà trois jours que Serge Mikaïlovitch n’était venu nous voir, et nous l’attendions d’autant plus ce jour-là qu’il avait promis à notre intendant de visiter les récoltes.

Vers deux heures, en effet, nous l’aperçûmes qui passait sur la hauteur au milieu d’un champ de seigle. Macha, en me jetant un sourire, ordonna d’apporter des pêches et des cerises qu’il aimait beaucoup, puis elle s’étendit sur le banc et s’assoupit. J’arrachai une branche de tilleul, dont les feuilles et l’écorce ruisselaient de sève, et, tout en éventant Macha, je continuai ma lecture, non sans me détourner à tout instant pour surveiller le chemin des champs par où il devait arriver. Quant à Sonia, assise sur une vieille racine de tilleul, elle édifiait un berceau de verdure pour sa poupée.

La journée était très-chaude, sans vent; on était comme dans une étuve; les nuages, formant un vaste cercle à l’horizon, s’étaient assombris dans la matinée et il y avait eu une menace d’orage qui m’avait fortement agitée, comme toujours en pareil cas. Mais depuis midi ces nuages s’étaient dispersés, le soleil se dégageait au sein d’un ciel purifié, le tonnerre ne grondait plus que sur un seul point, roulant ses éclats dans les profondeurs d’un nuage pesant, qui, à la limite même des cieux et de la terre, se confondait avec la poussière des champs et était sillonné par les pâles zigzags d’un éclair lointain. Il devenait évident que, chez nous du moins, il n’y avait plus rien à craindre pour ce jour-là. Aussi, dans la partie de la route qu’on pouvait découvrir derrière le jardin, ne cessait-on d’entendre tantôt les grincements lents et prolongés d’une charrette pleine de gerbes, tantôt les rapides cahots des télègues vides qui se croisaient, ou les pas pressés de leurs conducteurs, dont on voyait flotter les chemises au vent. L’épaisse poussière ne s’envolait ni ne retombait; elle demeurait suspendue par-dessus les haies à travers les feuillages transparents des arbres du jardin. Plus loin, contre la grange, s’élevait le bruit d‘autres voix, d’autres grincements de roues, et là les gerbes dorées, amenées lentement près de l’enclos, volaient dans l’air, s’amoncelaient, et bientôt mes yeux distinguaient des sortes d’édifices de forme ovale qui se détachaient on autant de toitures aiguës, et les silhouettes des paysans qui fourmillaient à l’entour. Puis, au milieu des champs poudreux, circulaient de nouvelles télègues, défilaient de nouvelles gerbes jaunissantes, et dans l’éloignement le retentissement des roues, des voix et des chants parvenait toujours jusqu’à moi.

La poussière et la chaleur envahissaient tout à l’exception de notre petit coin favori du jardin. De tous côtés cependant, au sein de cette chaleur et de cette poussière, aux feux de ce soleil ardent, un peuple de travailleurs jasait, plaisantait et se mouvait. Moi, je contemplais Macha, qui dormait doucement sur notre banc si frais, abritée sous son mouchoir de batiste, les cerises bien noires et au suc juteux sur cette assiette, nos robes légères et éblouissantes de propreté, dans la carafe l’eau limpide où jouaient les rayons irisés du soleil, et j’éprouvais un singulier bien-être. Qu’y a-t-il à faire? Pensai-je: suis-je donc coupable de me sentir si heureuse? Mais comment répandre autour de soi son bonheur? Comment et à qui se consacrer tout entière, soi et ce bonheur lui-même?…

Le soleil avait déjà disparu derrière les têtes des grands bouleaux de l’allée, la poussière s’était affaissée sur le sol, on découvrait les lointains du paysage, plus nets et plus lumineux sous l’action de rayons obliques; quant aux nuages, ils étaient entièrement dissipés; je voyais de l’autre côté des arbres, auprès de la grange, se dresser les pointes de trois nouvelles meules et les paysans en descendre; enfin, pour la dernière fois de cette journée, les télègues passaient rapidement en faisant résonner l’air de leurs bruyants concerts; les femmes, en y mêlant leurs chants, rentraient à la maison le râteau sur l’épaule, des liens à la ceinture, et Serge Mikaïlovitch n’arrivait toujours pas, bien qu’il y eût longtemps déjà que de nouveau je l’eusse aperçu au pied de la montagne. Tout à coup il apparut au bout de l’allée, d’un côté par où je ne l’attendais aucunement, car il avait tourné le ravin. En se découvrant et me montrant un visage joyeux et vraiment rayonnant, il se dirigeait vers moi. À la vue de Macha, encore endormie, il se mordit les lèvres, cligna des yeux, et s’avança sur la pointe des pieds; je remarquai aussitôt qu’il était en ce moment dans une de ces dispositions toutes particulières de gaîté, sans cause précise, que j’aimais tant en lui, et que nous appelions entre nous « le transport sauvage ». Il était alors tout à fait comme un écolier échappé de la classe; tout son être, de la tête aux pieds, respirait le contentement et le bonheur.

— Bonjour, jeune violette, comment cela va-t-il? Bien! Dit-il à voix basse, en s’approchant et en me serrant la main… Et moi, parfaitement aussi, répondit-il à une semblable demande de ma part; aujourd’hui, je n’ai en vérité que treize ans, j’ai envie de jouer au cheval de bois et de grimper aux arbres!

— Le transport sauvage! Repris-je en regardant ses yeux souriants et sentant que ce transport sauvage me gagnait aussi.

— Oui, murmura-t-il, et en même temps il me faisait de l’œil un signe, tandis qu’il se retenait de sourire. Mais pourquoi en voulez-vous donc à cette pauvre Macha Karlovna?

Je n’avais pas, en effet, remarqué, tout en le regardant et en continuant à brandir ma petite branche, qu’avec ses feuilles je fouettais le mouchoir de la gouvernante et que j’effleurais son visage. Je me mis à rire.

— Et elle dira qu’elle n’a pas dormi, poursuivis-je en chuchotant, comme si je cherchais par là à ne pas réveiller Macha; mais je ne le faisais pas tout à fait pour cela, et je trouvais tout bonnement agréable de chuchoter en lui parlant.

De son côté, il remuait les lèvres, en me contrefaisant, comme s’il m’eût, lui aussi, dit à voix basse quelque chose qu’il ne fallut pas que l’on entendit. Puis, apercevant l’assiette de cerises, il feignit de s’en emparer à la dérobée, courut vers Sonia et alla s’asseoir sous le tilleul à la place de la poupée. Sonia était sur le point de se fâcher, mais il eut bientôt fait la paix avec elle en organisant un jeu où ils devaient, à qui mieux mieux, croquer des cerises ensemble.

— Voulez-vous que je donne ordre d’en apporter encore, dis-je, ou bien, allons nous-mêmes en chercher?

Il prit l’assiette, posa les poupées dessus, et à nous trois nous allâmes à la cerisaie. Sonia, tout en riant, courait après lui, le tirant par son paletot pour qu’il lui rendit ses poupées. Il les rendit, et se retournant très-sérieusement vers moi:

— Allons, comment ne pas convenir que vous êtes la violette, me dit-il encore à voix basse, quoiqu’il n’y eût plus personne que l’on craignît d’éveiller: dès que je me suis approché de vous après avoir bravé tant de poussière, de chaleur, de fatigue, j’ai cru sentir la violette, non pas, il est vrai, cette violette aux forts parfums, mais celle, vous savez, qui pousse, la première, encore modeste, et qui respire à la fois la neige expirante et l’herbe printanière…

— Mais, dites-moi, la récolte marche-t-elle bien? Lui demandai-je aussitôt pour cacher la joyeuse confusion que ses paroles me faisaient éprouver.

— À merveille! Ce peuple est partout excellent, et plus on le connaît, plus on l’aime.

— Oh oui! Tout à l’heure, avant votre arrivée, de la place où j’étais, je suivais de l’œil le travail et j’avais conscience de leur voir prendre tant de peine, tandis que moi j’étais si à l’aise, que…

— Ne jouez pas avec ces sentiments, Katia, interrompit-il d’un air sérieux, en me jetant en même temps un regard caressant: c’est là une œuvre sainte. Que Dieu vous garde de poser en semblable matière!

— Aussi c’est à vous seul que je dis cela.

— Je le sais. Eh bien, et les cerises?