Honoré de Balzac

Balzac: Oeuvres complètes

Édition mise à jour et corrigée avec sommaire interne actif
e-artnow, 2019
Contact: info@e-artnow.org
ISBN  978-80-273-0193-5

Table des matières


LA COMEDIE HUMAINE
AVANT-PROPOS
LA MAISON DU CHAT-QUI-PELOTE
LE BAL DE SCEAUX
LA BOURSE
LA VENDETTA
MADAME FIRMIANI
UNE DOUBLE FAMILLE
LA PAIX DU MENAGE
LA FAUSSE MAITRESSE
ETUDE DE FEMME
ALBERT SAVARUS
25
26
27
28
MEMOIRES DE DEUX JEUNES MARIEES
UNE FILLE D’EVE
LA FEMME ABANDONNEE
LA GRENADIERE
LE MESSAGE
GOBSECK
AUTRE ETUDE DE FEMME
LA FEMME DE TRENTE ANS
I – Premières fautes
II – Souffrances inconnues
III – A trente ans
IV – Le doigt de Dieu
V – Les deux rencontres
VI – La vieillesse d’une mère coupable
LE CONTRAT DE MARIAGE
LA MESSE DE L’ATHEE
BEATRIX
Première partie – Les personnages
Deuxième partie – Le drame
Dernière partie
LA GRANDE BRETECHE
MODESTE MIGNON
HONORINE
UN DEBUT DANS LA VIE
URSULE MIROUËT
Première partie – Les héritiers alarmes
Deuxième partie – La succession Minoret
EUGENIE GRANDET
Chapitre I – Physionomies bourgeoises
Chapitre II – Le cousin de Paris
Chapitre III – Promesses d’avare, serments d’amour
Chapitre IV – Chagrins de famille
Chapitre V – Ainsi va le monde
PIERRETTE
LE CURE DE TOURS
LA RABOUILLEUSE
L’ILLUSTRE GAUDISSART
LA MUSE DU DEPARTEMENT
LE LYS DANS LA VALLEE
ILLUSIONS PERDUES 1 – LES DEUX POETES
ILLUSIONS PERDUES 2 – UN GRAND HOMME DE PROVINCE A PARIS
ILLUSIONS PERDUES 3 – EVE ET DAVID
LES RIVALITES 1 – LA VIEILLE FILLE
LES RIVALITES 2 – LE CABINET DES ANTIQUES
HISTOIRE DES TREIZE 1 – FERRAGUS
Chapitre I – Madame Jules
Chapitre II – Ferragus
Chapitre III – La femme accusée
Chapitre IV – Où aller mourir ?
CONCLUSION
HISTOIRE DES TREIZE 2 – LA DUCHESSE DE LANGEAIS
Chapitre I – La soeur Thérèse
Chapitre II – L’amour dans la paroisse de Saint Thomas d’Aquin
Chapitre III – La femme vraie
Chapitre IV – Dieu fait les denouments
HISTOIRE DES TREIZE 3 – LA FILLE AUX YEUX D’OR
Chapitre I – Physionomies parisiennes
Chapitre II – Singulière bonne fortune
Chapitre III – La force du sang
LE PERE GORIOT
Chapitre I – Une pension bourgeoise
Chapitre II – L’entrée dans le monde
Chapitre III – Trompe-la-mort
Chapitre IV – La mort du père
LE COLONEL CHABERT
FACINO CANE
SARRASINE
L’INTERDICTION
HISTOIRE DE LA GRANDEUR ET DE LA DECADENCE DE CESAR BIROTTEAU
Chapitre I
Chapitre II
LA MAISON NUCINGEN
PIERRE GRASSOU
LES SECRETS DE LA PRINCESSE DE CADIGNAN
LES EMPLOYES OU LA FEMME SUPERIEURE
SPLENDEURS ET MISERES DES COURTISANES
A. S. A. LE PRINCE ALFONSO SERAFINO DI PORCIA
Première partie – Comment aiment les filles
Deuxième partie – À combien l’amour revient aux vieillards
Troisième partie – Où mènent les mauvais chemins
Quatrième partie – La dernière incarnation de vautrin
LES PARENTS PAUVRES 1 – LE COUSIN PONS
LES PARENTS PAUVRES 2 – LA COUSINE BETTE
UN PRINCE DE LA BOHEME
ESQUISSE D’HOMME D’AFFAIRES D’APRES NATURE
GAUDISSART II
LES COMEDIENS SANS LE SAVOIR
UN EPISODE SOUS LA TERREUR
UNE TENEBREUSE AFFAIRE
Préface de la première édition
Chapitre I – Le Judas
Chapitre II – Les malices de malin
Chapitre III – Le masque jeté
Chapitre IV – Laurence de Cinq-Cygne
Chapitre V – Intérieur et physionomies royalistes sous le consulat
Chapitre VI – La visite domiciliaire
Chapitre VII – Un coin de forêt
Chapitre VIII – Les chagrins de la police
Chapitre IX – Laurence et Corentin
Chapitre X – Revanche de la police
Chapitre XI – Un double et même amour
Chapitre XII – Un bon conseil
Chapitre XIII – Les circonstances de l’affaire
Chapitre XIV – La justice sous le code de brumaire an IV
Chapitre XV – Les arrestations
Chapitre XVI – Doutes des défenseurs officieux
Chapitre XVII – Marthe compromise
Chapitre XVIII – Les débats
Chapitre XIX – Horrible péripétie
Chapitre XX – Le bivouac de l’empereur
Chapitre XXI – Les ténèbres dissipées
Z. MARCAS
L’ENVERS DE L’HISTOIRE CONTEMPORAINE
Première partie – Madame de la Chanterie
Deuxième partie – L’initié
Fragment inédit : Les Précepteurs en Dieu
LES CHOUANS
Préface
Chapitre I – L’embuscade
Chapitre II – Une idée de Fouché
Chapitre III – Un jour sans lendemain
UNE PASSION DANS LE DESERT
LE MEDECIN DE CAMPAGNE
Chapitre I – Le pays et l’homme
Chapitre II – A travers champs
Chapitre III – Le Napoléon du peuple
Chapitre IV – La confession du médecin de campagne
Chapitre V – Elégies
LE CURE DE VILLAGE
Chapitre I – Véronique
Chapitre II – Tascheron
Chapitre III – Le curé de Montegnac
Chapitre IV – Madame Graslin à Montegnac
Chapitre V – Véronique au tombeau
LA PEAU DE CHAGRIN
Chapitre I – Le Talisman
Chapitre II – La Femme sans coeur
Chapitre III – L’Agonie
Epilogue
JESUS-CHRIST EN FLANDRES
MELMOTH RECONCILIE
LE CHEF-D’OEUVRE INCONNU
LA RECHERCHE DE L’ABSOLU
MASSIMILLA DONI
GAMBARA
LES PROSCRITS
LOUIS LAMBERT
SERAPHITA
Chapitre I – Séraphîtüs.
Chapitre II – Séraphîta
Chapitre III – Séraphîta-Séraphîtüs
Chapitre IV – Les nuées du sanctuaire.
Chapitre V – Les adieux
Chapitre VI – Le chemin pour aller au ciel
Chapitre VII – L’Assomption
L’ENFANT MAUDIT
LES MARANA
ADIEU !
LE REQUISITIONNAIRE
EL VERDUGO
UN DRAME AU BORD DE LA MER
L’AUBERGE ROUGE
Chapitre I – L’idée et le fait.
Chapitre II – Les deux justices.
L’ELIXIR DE LONGUE VIE
MAITRE CORNELIUS
SUR CATHERINE DE MEDICIS
Introduction
Première partie – Le martyr calviniste
Deuxième partie – La confidence des Ruggieri
Troisième partie – Les deux rêves
PHYSIOLOGIE DU MARIAGE
Introduction
Première partie – Considérations générales
Deuxième partie – Des moyens de défense à l’intérieur et à l’extérieur
Troisième partie – De la guerre civile
PETITES MISERES DE LA VIE CONJUGALE
Première partie
Deuxième partie
PATHOLOGIE DE LA VIE SOCIALE 1 – TRAITE DE LA VIE ELEGANTE
Première partie – Généralités
Deuxième partie – Principes généraux
Troisième partie – Des choses qui procèdent immédiatement de la personne
PATHOLOGIE DE LA VIE SOCIALE 2 – THEORIE DE LA DEMARCHE
PATHOLOGIE DE LA VIE SOCIALE 3 – TRAITE DES EXCITANTS MODERNES
Chapitre I – De l’eau-de-vie
Chapitre II – Du café
Chapitre III – Du tabac
Chapitre IV – Conclusion
CONTES BRUNS
Chapitre I – Une conversation entre onze heures et minuit (Balzac)
Chapitre II – L’Oeil sans paupière (Philarète Chasles)
Chapitre III – Sara la danseuse (Charles Rabou)
Chapitre IV – Une bonne fortune (Philarète Chasles)
Chapitre V – Tobias Guarnerius (Charles Rabou)
Chapitre VI – La Fosse de l’avare (Philarète Chasles)
Chapitre VII – Les Trois sœurs (Philarète Chasles)
Chapitre VIII – Les Regrets (Charles Rabou)
Chapitre IX – Le Ministère public (Charles Rabou)
Chapitre X – Le Grand d’Espagne (Balzac)
CONTES DROLATIQUES
Avertissement du libraire
Premier dixain
Second dixain
REQUESTE
REQUESTE
Troisiesme dixain
CODE DES GENS HONNETES
Avant-propos
Considérations
Livre premier – Des industries prévues par le Code
Résumé du livre premier
Livre second – Des contributions volontaires forcées levées par les gens du monde dans les salons
Résumé du livre second
Livre troisième – Industries privilégiées
LE NOTAIRE
UNE RUE DE PARIS ET SON HABITANT
Chapitre I – Physionomie de la rue
Chapitre II – Silhouette de l’habitant
Chapitre III – Madame Adolphe
Chapitre IV – Inconvénient des quais à livres ou les gloires en espalier
Chapitre V – Premier service
Chapitre VI – Second service
Chapitre VII – Le dessert
Chapitre VIII – Comme quoi la femme d’un savant en us est bien malheureuse

LA COMEDIE HUMAINE

Table des matières

Honoré de Balzac

LOUISE A FELIPE.

Je ne suis pas contente de vous. Si vous n’avez pas pleuré en lisant Bérénice de Racine, si vous n’y avez pas trouvé la plus horrible des tragédies, vous ne me comprendrez point, nous ne nous entendrons jamais : brisons, ne nous voyons plus, oubliez-moi ; car si vous ne me répondez pas d’une manière satisfaisante, je vous oublierai, vous deviendrez monsieur le baron de Macumer pour moi, ou plutôt vous ne deviendrez rien, vous serez pour moi comme si vous n’aviez jamais existé. Hier, chez madame d’Espard, vous avez eu je ne sais quel air content qui m’a souverainement déplu. Vous paraissiez sûr d’être aimé. Enfin, la liberté de votre esprit m’a épouvantée, et je n’ai point reconnu en vous, dans ce moment, le serviteur que vous disiez être dans votre première lettre. Loin d’être absorbé comme doit l’être un homme qui aime, vous trouviez des mots spirituels. Ainsi ne se comporte pas un vrai croyant : il est toujours abattu devant la divinité. Si je ne suis pas un être supérieur aux autres femmes, si vous ne voyez point en moi la source de votre vie, je suis moins qu’une femme, parce qu’alors je suis simplement une femme. Vous avez éveillé ma défiance, Felipe : elle a grondé de manière à couvrir la voix de la tendresse, et quand j’envisage notre passé, je me trouve le droit d’être défiante. Sachez-le, monsieur le ministre constitutionnel de toutes les Espagnes, j’ai profondément réfléchi à la pauvre condition de mon sexe. Mon innocence a tenu des flambeaux dans ses mains sans se brûler. Ecoutez bien ce que ma jeune expérience m’a dit et ce que je vous répète. En toute autre chose, la duplicité, le manque de foi, les promesses inexécutées rencontrent des juges, et les juges infligent des châtiments ; mais il n’en est pas ainsi pour l’amour, qui doit être à la fois la victime, l’accusateur, l’avocat, le tribunal et le bourreau, car les plus atroces perfidies, les plus horribles crimes demeurent inconnus, se commettent d’âme à âme sans témoins, et il est dans l’intérêt bien entendu de l’assassiné de se taire. L’amour a donc son code à lui, sa vengeance à lui : le monde n’a rien à y voir. Or, j’ai résolu, moi, de ne jamais pardonner un crime, et il n’y a rien de léger dans les choses du coeur. Hier, vous ressembliez à un homme certain d’être aimé. Vous auriez tort de ne pas avoir cette certitude, mais vous seriez criminel à mes yeux si elle vous ôtait la grâce ingénue que les anxiétés de l’espérance vous donnaient auparavant. Je ne veux vous voir ni timide ni fat, je ne veux pas que vous trembliez de perdre mon affection, parce que ce serait une insulte ; mais je ne veux pas non plus que la sécurité vous permette de porter légèrement votre amour. Vous ne devez jamais être plus libre que je ne le suis moi-même. Si vous ne connaissez pas le supplice qu’une seule pensée de doute impose à l’âme, tremblez que je ne vous l’apprenne. Par un seul regard je vous ai livré mon âme, et vous y avez lu. Vous avez à vous les sentiments les plus purs qui jamais se soient élevés dans une âme de jeune fille. La réflexion, les méditations dont je vous ai parlé n’ont enrichi que la tête ; mais quand le coeur froissé demandera conseil à l’intelligence, croyez-moi, la jeune fille tiendra de l’ange qui sait et peut tout. Je vous le jure, Felipe, si vous m’aimez comme je le crois, et si vous devez me laisser soupçonner le moindre affaiblissement dans les sentiments de crainte, d’obéissance, de respectueuse attente, de désir soumis que vous annonciez ; si j’aperçois un jour la moindre diminution dans ce premier et bel amour qui de votre âme est venu dans la mienne, je ne vous dirai rien, je ne vous ennuierai point par une lettre plus ou moins digne, plus ou moins fière ou courroucée, ou seulement grondeuse comme celle-ci ; je ne dirais rien, Felipe : vous me verriez triste à la manière des gens qui sentent venir la mort ; mais je ne mourrais pas sans vous avoir imprimé la plus horrible flétrissure, sans avoir déshonoré de la manière la plus honteuse celle que vous aimiez, et vous avoir planté dans le coeur d’éternels regrets, car vous me verriez perdue ici-bas aux yeux des hommes et à jamais maudite en l’autre vie.

Ainsi, ne me rendez pas jalouse d’une autre Louise, heureuse d’une Louise saintement aimée, d’une Louise dont l’âme s’épanouissait dans un amour sans ombre, et qui possédait, selon la sublime expression de Dante, « Senza brama, sicura richezza1 » !

Vous avez donc glissé dans mon coeur, hier, par votre conduite, la lame froide et cruelle du soupçon. Comprenez-vous ? J’ai douté de vous, et j’en ai tant souffert que je ne veux plus douter. Si vous trouvez mon servage trop dur, quittez-le, je ne vous en voudrai point. Ne sais-je donc pas que vous êtes un homme d’esprit ? Réservez toutes les fleurs de votre âme pour moi, ayez les yeux ternes devant le monde, ne vous mettez jamais dans le cas de recevoir une flatterie, un éloge, un compliment de qui que ce soit. Venez me voir chargé de haine, excitant mille calomnies ou accablé de mépris, venez me dire que les femmes ne vous comprennent point, marchent auprès de vous sans vous voir, et qu’aucune d’elles ne saurait vous aimer ; vous apprendrez alors ce qu’il y a pour vous dans le coeur et dans l’amour de Louise. Nos trésors doivent être si bien enterrés, que le monde entier les foule aux pieds sans les soupçonner. Si vous étiez beau, je n’eusse sans doute jamais fait la moindre attention à vous et n’aurais pas découvert en vous le monde de raisons qui fait éclore l’amour ; et, quoique nous ne les connaissions pas plus que nous ne savons comment le soleil fait éclore les fleurs ou mûrir les fruits, néanmoins parmi ces raisons, il en est une que je sais et qui me charme. Votre sublime visage n’a son caractère, son langage, sa physionomie, que pour moi. Moi seule, j’ai le pouvoir de vous transformer, de vous rendre le plus adorable de tous les hommes ; je ne veux donc point que votre esprit échappe à ma possession : il ne doit pas plus se révéler aux autres que vos yeux, votre charmante bouche et vos traits ne leur parlent. A moi seule d’allumer les clartés de votre intelligence comme j’enflamme vos regards. Restez ce sombre et froid, ce maussade et dédaigneux grand d’Espagne que vous étiez auparavant. Vous étiez une sauvage domination détruite dans les ruines de laquelle personne ne s’aventurait, vous étiez contemplé de loin, et voilà que vous frayez des chemins complaisants pour que tout le monde y entre, et vous allez devenir un aimable Parisien. Ne vous souvenez-vous plus de mon programme ? Votre joie disait un peu trop que vous aimiez. Il a fallu mon regard pour vous empêcher de faire savoir au salon le plus perspicace, le plus railleur, le plus spirituel de Paris, qu’Armande-Louise-Marie de Chaulieu vous donnait de l’esprit. Je vous crois trop grand pour faire entrer la moindre ruse de la politique dans votre amour ; mais si vous n’aviez pas avec moi la simplicité d’un enfant, je vous plaindrais ; et, malgré cette première faute, vous êtes encore l’objet d’une admiration profonde pour

LOUISE DE CHAULIEU.

FELIPE A LOUISE.

Quand Dieu voit nos fautes, il voit aussi nos repentirs : vous avez raison, ma chère maîtresse. J’ai senti que je vous avais déplu sans pouvoir pénétrer la cause de votre souci ; mais vous me l’avez expliquée, et vous m’avez donné de nouvelles raisons de vous adorer. Votre jalousie à la manière de celle du Dieu d’Israël m’a rempli de bonheur. Rien n’est plus saint ni plus sacré que la jalousie. O mon bel ange gardien, la jalousie est la sentinelle qui ne dort jamais ; elle est à l’amour ce que le mal est à l’homme, un véridique avertissement. Soyez jalouse de votre serviteur, Louise : plus vous le frapperez, plus il léchera, soumis, humble et malheureux, le bâton qui lui dit en frappant combien vous tenez à lui. Mais, hélas ! Chère, si vous ne les avez pas aperçus, est-ce donc Dieu qui me tiendra compte de tant d’efforts pour vaincre ma timidité, pour surmonter les sentiments que vous avez crus faibles chez moi ? Oui, j’ai bien pris sur moi pour me montrer à vous comme j’étais avant d’aimer. On goûtait quelque plaisir dans ma conversation à Madrid, et j’ai voulu vous faire connaître à vous-même ce que je valais. Est-ce une vanité ? Vous l’avez bien punie. Votre dernier regard m’a laissé dans un tremblement que je n’ai jamais éprouvé, même quand j’ai vu les forces de la France devant Cadix, et ma vie mise en question dans une hypocrite phrase de mon maître. Je cherchais la cause de votre déplaisir sans pouvoir la trouver, et je me désespérais de ce désaccord de notre âme, car je dois agir par votre volonté, penser par votre pensée, voir par vos yeux, jouir de votre plaisir et ressentir votre peine, comme je sens le froid et le chaud. Pour moi, le crime et l’angoisse était ce défaut de simultanéité dans la vie de notre coeur que vous avez faite si belle. Lui déplaire ! Ai-je répété mille fois depuis comme un fou. Ma noble et belle Louise, si quelque chose pouvait accroître mon dévouement absolu pour vous et ma croyance inébranlable en votre sainte conscience, ce serait votre doctrine qui m’est entrée au coeur comme une lumière nouvelle. Vous m’avez dit à moi-même mes propres sentiments, vous m’avez expliqué des choses qui se trouvaient confuses dans mon esprit. Oh ! Si vous pensez punir ainsi, quelles sont donc les récompenses ? Mais m’avoir accepté pour serviteur suffisait à tout ce que je veux. Je tiens de vous une vie inespérée : je suis voué, mon souffle n’est pas inutile, ma force a son emploi, ne fût-ce qu’à souffrir pour vous. Je vous l’ai dit, je vous le répète, vous me trouverez toujours semblable à ce que j’étais quand je me suis offert comme un humble et modeste serviteur ! Oui, fussiez-vous déshonorée et perdue comme vous dites que vous pourriez l’être, ma tendresse s’augmenterait de vos malheurs volontaires ! J’essuierais les plaies, je les cicatriserais, je convaincrais Dieu par mes prières que vous n’êtes pas coupable et que vos fautes sont le crime d’autrui… Ne vous ai-je pas dit que je vous porte en mon coeur les sentiments si divers qui doivent être chez un père, une mère, une soeur et un frère ? Que je suis avant toute chose une famille pour vous, tout et rien, selon vos vouloirs ? Mais n’est-ce pas vous qui avez emprisonné tant de coeurs dans le coeur d’un amant, pardonnez-moi donc d’être de temps en temps plus amant que père et frère en apprenant qu’il y a toujours un frère, un père derrière l’amant. Si vous pouviez lire dans mon coeur, quand je vous vois belle et rayonnante, calme et admirée au fond de votre voiture aux Champs-Elysées ou dans votre loge au théâtre ?

Ah ! Si vous saviez combien mon orgueil est peu personnel en entendant un éloge arraché par votre beauté, par votre maintien, et combien j’aime les inconnus qui vous admirent ? Quand par hasard vous avez fleuri mon âme par un salut, je suis à la fois humble et fier, je m’en vais comme si Dieu m’avait béni, je reviens joyeux, et ma joie laisse en moi-même une longue trace lumineuse : elle brille dans les nuages de la fumée de ma cigarette, et j’en sais mieux que le sang qui bouillonne dans mes veines est tout à vous. Ne savez-vous donc pas combien vous êtes aimée ? Après vous avoir vue, je reviens dans le cabinet où brille la magnificence sarrazine ; mais où votre portrait éclipse tout, lorsque je fais jouer le ressort qui doit le rendre invisible à tous les regards ; et je me lance alors dans l’infini de cette contemplation : je fais là des poèmes de bonheur. Du haut des cieux je découvre le cours de toute une vie que j’ose espérer ! Avez-vous quelquefois entendu dans le silence des nuits, ou, malgré le bruit du monde, une voix résonner dans votre chère petite oreille adorée ? Ignorez-vous les mille prières qui vous sont adressées ? A force de vous contempler silencieusement, j’ai fini par découvrir la raison de tous vos traits, leur correspondance avec les perfections de votre âme ; je vous fais alors en espagnol, sur cet accord de vos deux belles natures, des sonnets que vous ne connaissez pas, car ma poésie est trop audessous du sujet, et je n’ose vous les envoyer. Mon coeur est si parfaitement absorbé dans le vôtre, que je ne suis pas un moment sans penser à vous ; et si vous cessiez d’animer ainsi ma vie, il y aurait souffrance en moi. Comprenez-vous maintenant, Louise, quel tourment pour moi d’être, bien involontairement, la cause d’un déplaisir pour vous et de n’en pas deviner la raison ? Cette belle double vie était arrêtée, et mon coeur sentait un froid glacial. Enfin, dans l’impossibilité de m’expliquer ce désaccord, je pensais n’être plus aimé ; je revenais bien tristement, mais heureux encore, à ma condition de serviteur, quand votre lettre est arrivée et m’a rempli de joie. Oh ! Grondez-moi toujours ainsi.

Un enfant, qui s’était laissé tomber, dit à sa mère :

— Pardon ! En se relevant et lui déguisant son mal. Oui, pardon de lui avoir causé une douleur. Eh ! bien, cet enfant, c’est moi : je n’ai pas changé, je vous livre la clef de mon caractère avec une soumission d’esclave ; mais, chère Louise, je ne ferai plus de faux pas. Tâchez que la chaîne qui m’attache à vous, et que vous tenez, soit toujours assez tendue pour qu’un seul mouvement dise vos moindres souhaits à celui qui sera toujours

Votre esclave,

FELIPE.

LOUISE DE CHAULIEU A RENEE DE L’ESTORADE.

Octobre 1824.

Ma chère amie, toi qui t’es mariée en deux mois à un pauvre souffreteux de qui tu t’es faite la mère, tu ne connais rien aux effroyables péripéties de ce drame joué au fond des coeurs et appelé l’amour, où tout devient en un moment tragique, où la mort est dans un regard, dans une réponse faite à la légère. J’ai réservé pour dernière épreuve à Felipe une terrible mais décisive épreuve. J’ai voulu savoir si j’étais aimée quand même ! Le grand et sublime mot des royalistes, et pourquoi pas des catholiques ? Il s’est promené pendant toute une nuit avec moi sous les tilleuls au fond de notre jardin, et il n’a pas eu dans l’âme l’ombre même d’un doute. Le lendemain, j’étais plus aimée, et pour lui tout aussi chaste, tout aussi grande, tout aussi pure que la veille ; il n’en avait pas tiré le moindre avantage. Oh ! Il est bien Espagnol, bien Abencerrage. Il a gravi mon mur pour venir baiser la main que je lui tendais dans l’ombre, du haut de mon balcon ; il a failli se briser ; mais combien de jeunes gens en feraient autant ? Tout cela n’est rien, les chrétiens subissent d’effroyables martyres pour aller au ciel. Avant-hier, au soir, j’ai pris le futur ambassadeur du roi à la cour d’Espagne, mon très honoré père, et je lui ai dit en souriant :

— Monsieur, pour un petit nombre d’amis, vous mariez au neveu d’un ambassadeur votre chère Armande à qui cet ambassadeur, désireux d’une telle alliance et qui l’a mendiée assez longtemps, assure au contrat de mariage son immense fortune et ses titres après sa mort en donnant, dès à présent, aux deux époux cent mille livres de rente et reconnaissant à la future une dot de huit cent mille francs. Votre fille pleure, mais elle plie sous l’ascendant irrésistible de votre majestueuse autorité paternelle. Quelques médisants disent que votre fille cache sous ses pleurs une âme intéressée et ambitieuse. Nous allons ce soir à l’Opéra dans la loge des gentilshommes, et monsieur le baron de Macumer y viendra.

— Il ne va donc pas ? me répondit mon père en souriant et me traitant en ambassadrice.

— Vous prenez Clarisse Harlowe pour Figaro ! Lui ai-je dit en lui jetant un regard plein de dédain et de raillerie. Quand vous m’aurez vu la main droite dégantée, vous démentirez ce bruit impertinent, et vous vous en montrerez offensé.

— Je puis être tranquille sur ton avenir : tu n’as pas plus la tête d’une fille que Jeanne d’Arc n’avait le coeur d’une femme. Tu seras heureuse, tu n’aimeras personne et te laisseras aimer ! Pour cette fois, j’éclatai de rire.

— Qu’as-tu, ma petite coquette ? me dit-il.

— Je tremble pour les intérêts de mon pays… Et, voyant qu’il ne me comprenait pas, j’ajoutai : à Madrid ! – Vous ne sauriez croire à quel point, au bout d’une année, cette religieuse se moque de son père, dit-il à la duchesse.

— Armande se moque de tout, répliqua ma mère en me regardant.

— Que voulez-vous dire ? lui demandai-je.

— Mais vous ne craignez même pas l’humidité de la nuit qui peut vous donner des rhumatismes, dit-elle en me lançant un nouveau regard.

— Les matinées, répondis-je, sont si chaudes ! La duchesse a baissé les yeux.

— Il est bien temps de la marier, dit mon père, et ce sera, je l’espère, avant mon départ.

— Oui, si vous le voulez, lui ai-je répondu simplement.

Deux heures après, ma mère et moi, la duchesse de Maufrigneuse et madame d’Espard, nous étions comme quatre roses sur le devant de la loge. Je m’étais mise de côté, ne présentant qu’une épaule au public et pouvant tout voir sans être vue dans cette loge spacieuse qui occupe un des deux pans coupés au fond de la salle, entre les colonnes. Macumer est venu, s’est planté sur ses jambes et a mis ses jumelles devant ses yeux pour pouvoir me regarder à son aise. Au premier entracte, est entré celui que j’appelle le roi des Ribauds, un jeune homme d’une beauté féminine. Le comte Henri de Marsay s’est produit dans la loge avec une épigramme dans les yeux, un sourire sur les lèvres, un air joyeux sur toute la figure. Il a fait les premiers compliments à ma mère, à madame d’Espard, à la duchesse de Maufrigneuse, aux comtes d’Esgrignon et de Saint-Héreen ; puis il me dit :

— Je ne sais pas si je serai le premier à vous complimenter d’un événement qui va vous rendre un objet d’envie.

— Ah ! Un mariage, ai-je dit. Est-ce une jeune personne si récemment sortie du couvent qui vous apprendra que les mariages dont on parle ne se font jamais ? Monsieur de Marsay s’est penché à l’oreille de Macumer, et j’ai parfaitement compris, par le seul mouvement des lèvres, qu’il lui disait :

— Baron, vous aimez peut-être cette petite coquette, qui s’est servie de vous ; mais, comme il s’agit de mariage et non d’une passion, il faut toujours savoir ce qui se passe. Macumer a jeté sur l’officieux médisant un de ces regards qui, selon moi, sont un poème, et lui a répliqué quelque chose comme :

— Je n’aime point de petite coquette ! D’un air qui m’a si bien ravie que je me suis dégantée en voyant mon père. Felipe n’avait pas eu la moindre crainte ni le moindre soupçon. Il a bien réalisé tout ce que j’attendais de son caractère : il n’a foi qu’en moi, le monde et ses mensonges ne l’atteignent pas. L’Abencerrage n’a pas sourcillé, la coloration de son sang bleu n’a pas teint sa face olivâtre. Les deux jeunes comtes sont sortis. J’ai dit alors en riant à Macumer :

— Monsieur de Marsay vous a fait une épigramme sur moi.

— Bien plus qu’une épigramme, a-t-il répondu, un épithalame.

— Vous me parlez grec, lui ai-je dit en souriant et le récompensant par un certain regard qui lui fait toujours perdre contenance.

— Je l’espère bien ! s’est écrié mon père en s’adressant à madame de Maufrigneuse. Il court des commérages infâmes. Aussitôt qu’une jeune personne va dans le monde, on a la rage de la marier, et l’on invente des absurdités ! Je ne marierai jamais Armande contre son gré. Je vais faire un tour au foyer, car on croirait que je laisse courir ce bruit-là pour donner l’idée de ce mariage à l’ambassadeur ; et la fille de César doit être encore moins soupçonnée que sa femme, qui ne doit pas l’être du tout.

La duchesse de Maufrigneuse et madame d’Espard regardèrent d’abord ma mère, puis le baron, d’un air pétillant, narquois, rusé, plein d’interrogations contenues. Ces fines couleuvres ont fini par entrevoir quelque chose. De toutes les choses secrètes, l’amour est la plus publique, et les femmes l’exhalent, je crois. Aussi, pour le bien cacher, une femme doit-elle être un monstre ! Nos yeux sont encore plus bavards que ne l’est notre langue. Après avoir joui du délicieux plaisir de trouver Felipe aussi grand que je le souhaitais, j’ai naturellement voulu davantage. J’ai fait alors un signal convenu pour lui dire de venir à ma fenêtre par le dangereux chemin que tu connais. Quelques heures après, je l’ai trouvé droit comme une statue, collé le long de la muraille, la main appuyée à l’angle du balcon de ma fenêtre, étudiant les reflets de la lumière de mon appartement.

— Mon cher Felipe, lui ai-je dit, vous avez été bien ce soir : vous vous êtes conduit comme je me serais conduite moi-même si l’on m’eût appris que vous faisiez un mariage.

— J’ai pensé que vous m’eussiez instruit avant tout le monde, a-t-il répondu.

— Et quel est votre droit à ce privilège ? – Celui d’un serviteur dévoué.

— L’êtesvous vraiment ? – Oui, dit-il ; et je ne changerai jamais.

— Eh ! bien, si ce mariage était nécessaire, si je me résignais… La douce lueur de la lune a été comme éclairée par les deux regards qu’il a lancés sur moi d’abord, puis sur l’espèce d’abîme que nous faisait le mur. Il a paru se demander si nous pouvions mourir ensemble écrasés ; mais, après avoir brillé comme un éclair sur sa face et jailli de ses yeux, ce sentiment a été comprimé par une force supérieure à celle de la passion.

— L’Arabe n’a qu’une parole, a-t-il dit d’une voix étranglée. Je suis votre serviteur et vous appartiens : je vivrai toute ma vie pour vous.

La main qui tenait le balcon m’a paru mollir, j’y ai posé la mienne en lui disant :

— Felipe, mon ami, je suis par ma seule volonté votre femme dès cet instant. Allez me demander dans la matinée à mon père. Il veut garder ma fortune ; mais vous vous engagerez à me la reconnaître au contrat sans l’avoir reçue, et vous serez sans aucun doute agréé. Je ne suis plus Armande de Chaulieu ; descendez promptement, Louise de Macumer ne veut pas commettre la moindre imprudence. Il a pâli, ses jambes ont fléchi, il s’est élancé d’environ dix pieds de haut à terre sans se faire le moindre mal ; mais, après m’avoir causé la plus horrible émotion, il m’a saluée de la main et a disparu. Je suis donc aimée, me suis-je dit, comme une femme ne le fut jamais ! Et je me suis endormie avec une satisfaction enfantine : mon sort était à jamais fixé. Vers deux heures mon père m’a fait appeler dans son cabinet, où j’ai trouvé la duchesse et Macumer. Les paroles s’y sont très gracieusement échangées.

J’ai tout simplement répondu que, si monsieur Hénarez s’était entendu avec mon père, je n’avais aucune raison de m’opposer à leurs désirs. Là-dessus, ma mère a retenu le baron à dîner ; après quoi nous avons été tous quatre nous promener au bois de Boulogne. J’ai regardé très railleusement monsieur de Marsay quand il a passé à cheval, car il a remarqué Macumer et mon père sur le devant de la calèche.

Mon adorable Felipe a fait ainsi refaire ses cartes : HENAREZ,

Des ducs de Soria, baron de Macumer.

Tous les matins il m’apporte lui-même un bouquet d’une délicieuse magnificence, au milieu duquel je trouve toujours une lettre qui contient un sonnet espagnol à ma louange, fait par lui pendant la nuit.

Pour ne pas grossir ce paquet, je t’envoie comme échantillon le premier et le dernier de ses sonnets, que je t’ai traduits mot à mot en te les mettant vers par vers.

PREMIER SONNET.

Plus d’une fois, couvert d’une mince veste de soie, – l’épée haute, sans que mon coeur battît une pulsation de plus, – j’ai attendu l’assaut du taureau furieux, – et sa corne plus aiguë que le croissant de Phoebé.

J’ai gravi, fredonnant une seguidille andalouse, – le talus d’une redoute sous une pluie de fer ; – j’ai-jeté ma vie sur le tapis vert du hasard – sans plus m’en soucier que d’un quadruple d’or.

J’aurais pris avec la main les boulets dans la gueule des canons ; – mais je crois que je deviens plus timide qu’un lièvre aux aguets ; – qu’un enfant qui voit un spectre aux plis de sa fenêtre.

Car, lorsque tu me regardes avec ta douce prunelle, – une sueur glacée couvre mon front, mes genoux se dérobent sous moi, – je tremble, je recule, je n’ai plus de courage.

DEUXIEME SONNET.

Cette nuit, je voulais dormir pour rêver de toi ; – mais le sommeil jaloux fuyait mes paupières ; – je m’approchai du balcon, et je regardai le ciel :

— lorsque je pense à toi, mes yeux se tournent toujours en haut.

Phénomène étrange, que l’amour peut seul expliquer, – le firmament avait perdu sa couleur de saphir ; – les étoiles, diamants éteints dans leur monture d’or, – ne lançaient que des oeillades mortes, des rayons refroidis.

La lune, nettoyée de son fard d’argent et de lis, – roulait tristement sur le morne horizon, – car tu as dérobé au ciel toutes ses splendeurs.

La blancheur de la lune luit sur ton front, charmant, – tout l’azur du ciel s’est concentré dans tes prunelles, et tes cils sont formés par les rayons des étoiles.

Peut-on prouver plus gracieusement à une jeune fille qu’on ne s’occupe que d’elle ? Que dis-tu de cet amour qui s’exprime en prodiguant les fleurs de l’intelligence et les fleurs de la terre ? Depuis une dizaine de jours, je connais ce qu’est cette galanterie espagnole si fameuse autrefois.

Ah çà, chère, que se passe-t-il à la Crampade, où je me promène si souvent en examinant les progrès de notre agriculture ? N’as-tu rien à me dire de nos mûriers, de nos plantations de l’hiver dernier ? Tout y réussit-il à tes souhaits ? Les fleurs sont-elles épanouies dans ton coeur d’épouse en même temps que celles de nos massifs ? Je n’ose dire de nos plates-bandes. Louis continue-t-il son système de madrigaux ? Vous entendez-vous bien ? Le doux murmure de ton filet de tendresse conjugale vaut-il mieux que la turbulence des torrents de mon amour ? Mon gentil docteur en jupon s’est-il fâché ? Je ne saurais le croire, et

Vraiment, ma belle Renée, je suis inquiète, j’ai peur que tu ne dévores quelques souffrances pour ne pas en attrister mes joies, méchante ! Ecris-moi promptement quelques pages où tu me peignes ta vie dans ses infiniment petits, et dis-moi bien si tu résistes toujours, si ton libre arbitre est sur ses deux pieds ou à genoux, ou bien assis, ce qui serait grave. Crois-tu que les événements de ton mariage ne me préoccupent pas ? Tout ce que tu m’as écrit me rend parfois rêveuse. Souvent, lorsqu’à l’Opéra je paraissais regarder des danseuses en pirouette, je me disais : Il est neuf heures et demie, elle se couche peut-être, que fait-elle ? Estelle heureuse ? Estelle seule avec son libre arbitre ? Ou son libre arbitre est-il où vont les libres arbitres dont on ne se soucie plus ? Mille tendresses.

RENEE DE L’ESTORADE A LOUISE DE CHAULIEU.

Octobre.

Impertinente ! Pourquoi t’aurais-je écrit ? Que t’eussé-je dit ? Durant cette vie animée par les fêtes, par les angoisses de l’amour, par ses colères et par ses fleurs que tu me dépeins, et à laquelle j’assiste comme à une pièce de théâtre bien jouée, je mène une vie monotone et réglée à la manière d’une vie de couvent. Nous sommes toujours couchés à neuf heures et levés au jour. Nos repas sont toujours servis avec une exactitude désespérante. Pas le plus léger accident. Je me suis accoutumée à cette division du temps et sans trop de peine. Peut-être est-ce naturel, que serait la vie sans cet assujettissement à des règles fixes qui, selon les astronomes et au dire de Louis, régit les mondes ? L’ordre ne lasse pas. D’ailleurs, je me suis imposé des obligations de toilette qui me prennent le temps entre mon lever et le déjeuner : je tiens à y paraître charmante par obéissance à mes devoirs de femme, j’en éprouve du contentement, et j’en cause un bien vif au bon vieillard et à Louis. Nous nous promenons après le déjeuner. Quand les journaux arrivent, je disparais pour m’acquitter de mes affaires de ménage ou pour lire, car je lis beaucoup, ou pour t’écrire. Je reviens une heure avant le dîner, et après on joue, on a des visites, ou on en fait. Je passe ainsi mes journées entre un vieillard heureux, sans désirs, et un homme pour qui je suis le bonheur. Louis est si content, que sa joie a fini par réchauffer mon âme. Le bonheur, pour nous, ne doit sans doute pas être le plaisir. Quelquefois, le soir, quand je ne suis pas utile à la partie, et que je suis enfoncée dans une bergère, ma pensée est assez puissante pour me faire entrer en toi ; j’épouse alors ta belle vie si féconde, si nuancée, si violemment agitée, et je me demande à quoi te mèneront ces turbulentes préfaces, ne tueront-elles pas le livre ? Tu peux avoir les illusions de l’amour, toi, chère mignonne ; mais moi, je n’ai plus que les réalités du ménage. Oui, tes amours me semblent un songe ! Aussi ai-je de la peine à comprendre pourquoi tu les rends si romanesques. Tu veux un homme qui ait plus d’âme que de sens, plus de grandeur et de vertu que d’amour ; tu veux que le rêve des jeunes filles à l’entrée de la vie prenne un corps ; tu demandes des sacrifices pour les récompenser ; tu soumets ton Felipe à des épreuves pour savoir si le désir, si l’espérance, si la curiosité seront durables. Mais, enfant, derrière tes décorations fantastiques s’élève un autel où se prépare un lien éternel. Le lendemain du mariage, le terrible fait qui change la fille en femme et l’amant en mari, peut renverser les élégants échafaudages de tes subtiles précautions. Sache donc enfin que deux amoureux, tout aussi bien que deux personnes mariées comme nous l’avons été Louis et moi, vont chercher sous les joies d’une noce, selon le mot de Rabelais, un grand peut-être !

Je ne te blâme pas, quoique ce soit un peu léger, de causer avec Don Felipe au fond du jardin, de l’interroger, de passer une nuit à ton balcon, lui sur le mur ; mais tu joues avec la vie, enfant, et j’ai peur que la vie ne joue avec toi. Je n’ose pas te conseiller ce que l’expérience me suggère pour ton bonheur ; mais laisse-moi te répéter encore, du fond de ma vallée, que le viatique du mariage est dans ces mots : résignation et dévouement ! Car, je le vois, malgré tes épreuves, malgré tes coquetteries et tes observations, tu te marieras absolument comme moi. En étendant le désir, on creuse un peu plus profondément le précipice, voilà tout.

Oh ! Comme je voudrais voir le baron de Macumer et lui parler pendant quelques heures, tant je te souhaite de bonheur !

LOUISE DE MACUMER A RENEE DE L’ESTORADE.

Mars 1825.

Comme Felipe réalise avec une générosité de Sarrasin les plans de mon père et de ma mère, en me reconnaissant ma fortune sans la recevoir, la duchesse est devenue encore meilleure femme avec moi qu’auparavant. Elle m’appelle petite rusée, petite commère, elle me trouve le bec affilé.

— Mais, chère maman, lui ai-je dit la veille de la signature du contrat, vous attribuez à la politique, à la ruse, à l’habileté les effets de l’amour le plus vrai, le plus naïf, le plus désintéressé, le plus entier qui fut jamais ! Sachez donc que je ne suis pas la commère pour laquelle vous me faites l’honneur de me prendre.

— Allons donc, Armande, me dit-elle en me prenant par le cou, m’attirant à elle et me baisant au front, tu n’as pas voulu retourner au couvent, tu n’as pas voulu rester fille, et en grande, en belle Chaulieu que tu es, tu as senti la nécessité de relever la maison de ton père. (Si tu savais, Renée, ce qu’il y a de flatterie dans ce mot pour le duc, qui nous écoutait !) Je t’ai vue pendant tout un hiver fourrant ton petit museau dans tous les quadrilles, jugeant très bien les hommes et devinant le monde actuel en France. Aussi as-tu avisé le seul Espagnol capable de te faire la belle vie d’une femme maîtresse chez elle. Ma chère petite, tu l’as traité comme Tullia traite ton frère.

— Quelle école que le couvent de ma soeur ! s’est écrié mon père. Je jetai sur mon père un regard qui lui coupa net la parole ; puis je me suis retournée vers la duchesse, et lui ai dit :

— Madame, j’aime mon prétendu, Felipe de Soria, de toutes les puissances de mon âme. Quoique cet amour ait été très involontaire et très combattu quand il s’est levé dans mon coeur, je vous jure que je ne m’y suis abandonnée qu’au moment où j’ai reconnu dans le baron de Macumer une âme digne de la mienne, un coeur en qui les délicatesses, les générosités, le dévouement, le caractère et les sentiments étaient conformes aux miens.

— Mais, ma chère, a-t-elle repris en m’interrompant, il est laid comme…

— Comme tout ce que vous voudrez, dis-je vivement, mais j’aime cette laideur.

— Tiens, Armande, me dit mon père, si tu l’aimes et si tu as eu la force de maîtriser ton amour, tu ne dois pas risquer ton bonheur. Or, le bonheur dépend beaucoup des premiers jours du mariage…— Et pourquoi ne pas lui dire des premières nuits ? s’écria ma mère. Laissez-nous, monsieur, ajouta la duchesse en regardant mon père.

— Tu te maries dans trois jours, ma chère petite, me dit ma mère à l’oreille, je dois donc te faire maintenant, sans pleurnicheries bourgeoises, les recommandations sérieuses que toutes les mères font à leurs filles. Tu épouses un homme que tu aimes. Ainsi je n’ai pas à te plaindre, ni à me plaindre moi-même. Je ne t’ai vue que depuis un an : si ce fut assez pour t’aimer, ce n’est pas non plus assez pour que je fonde en larmes en regrettant ta compagnie. Ton esprit a surpassé ta beauté ; tu m’as flattée dans mon amour-propre de mère, et tu t’es conduite en bonne et aimable fille. Aussi me trouveras-tu toujours excellente mère. Tu souris ? Hélas ! Souvent, là où la mère et la fille ont bien vécu, les deux femmes se brouillent. Je te veux heureuse. Ecoute-moi donc. L’amour que tu ressens est un amour de petite fille, l’amour naturel à toutes les femmes qui sont nées pour s’attacher à un homme ; mais, hélas ! Ma petite, il n’y a qu’un homme dans le monde pour nous, il n’y en a pas deux ! Et celui que nous sommes appelées à chérir n’est pas toujours celui que nous avons choisi pour mari, tout en croyant l’aimer. Quelque singulières que puissent te paraître mes paroles, médite-les. Si nous n’aimons pas celui que nous avons choisi, la faute en est et à nous et à lui, quelquefois à des circonstances qui ne dépendent ni de nous ni de lui ; et néanmoins rien ne s’oppose à ce que ce soit l’homme que notre famille nous donne, l’homme à qui s’adresse notre coeur, qui soit l’homme aimé. La barrière qui plus tard se trouve entre nous et lui, s’élève souvent par un défaut de persévérance qui vient et de nous et de notre mari. Faire de son mari son amant est une oeuvre aussi délicate que celle de faire de son amant son mari, et tu viens de t’en acquitter à merveille. Eh ! bien, je te le répète : je te veux heureuse. Songe donc dès à présent que dans les trois premiers mois de ton mariage tu pourrais devenir malheureuse si, de ton côté, tu ne te soumettais pas au mariage avec l’obéissance, la tendresse et l’esprit que tu as déployés dans tes amours. Car, ma petite commère, tu t’es laissée aller à tous les innocents bonheurs d’un amour clandestin. Si l’amour heureux commençait pour toi par des désenchantements, par des déplaisirs, par des douleurs même, Eh ! bien, viens me voir. N’espère pas trop d’abord du mariage, il te donnera peut-être plus de peines que de joies. Ton bonheur exige autant de culture qu’en a exigé l’amour. Enfin, si par hasard, tu perdais l’amant, tu retrouverais le père de tes enfants. Là, ma chère enfant, est toute la vie sociale. Sacrifie tout à l’homme dont le nom est le tien, dont l’honneur, dont la considération ne peuvent recevoir la moindre atteinte qui ne fasse chez toi la plus affreuse brèche. Sacrifier tout à son mari n’est pas seulement un devoir absolu pour des femmes de notre rang, mais encore le plus habile calcul. Le plus bel attribut des grands principes de morale, c’est d’être vrais et profitables de quelque côté qu’on les étudie. En voilà bien assez pour toi. Maintenant, je te crois encline à la jalousie ; et moi, ma chère, je suis jalouse aussi ! Mais je ne te voudrais pas sottement jalouse. Ecoute : la jalousie qui se montre ressemble à une politique qui mettrait cartes sur table. Se dire jalouse, le laisser voir, n’est-ce pas montrer son jeu ? Nous ne savons rien alors du jeu de l’autre. En toute chose, nous devons savoir souffrir en silence. J’aurai d’ailleurs avec Macumer un entretien sérieux à propos de toi la veille de votre mariage.

J’ai pris le beau bras de ma mère et lui ai baisé la main en y mettant une larme que son accent avait attirée dans mes yeux.

J’ai deviné dans cette haute morale, digne d’elle et de moi, la plus profonde sagesse, une tendresse sans bigoterie sociale, et surtout une véritable estime de mon caractère. Dans ces simples paroles, elle a mis le résumé des enseignements que sa vie et son expérience lui ont peut-être chèrement vendus. Elle fut touchée, et me dit en me regardant :

— Chère fillette ! Tu vas faire un terrible passage. Et la plupart des femmes ignorantes ou désabusées sont capables d’imiter le comte de Westmoreland.

Nous nous mîmes à rire. Pour t’expliquer cette plaisanterie, je dois te dire qu’à table, la veille, une princesse russe nous avait raconté qu’en sa qualité de ministre anglais, le comte de Westmoreland était si instruit, qu’ayant énormément souffert du mal de mer pendant le passage de la Manche, et voulant aller en Italie, il tourna bride et revint quand on lui parla du passage des Alpes :

— J’ai assez de passages comme cela ! dit-il. Tu comprends, Renée, que ta sombre philosophie et la morale de ma mère étaient de nature à réveiller les craintes qui nous agitaient à Blois. Plus le mariage approchait, plus j’amassais en moi de force, de volonté, de sentiments pour résister au terrible passage de l’état de jeune fille a l’état de femme. Toutes nos conversations me revenaient à l’esprit, je relisais tes lettres et j’y découvrais je ne sais quelle mélancolie cachée. Ces appréhensions ont eu le mérite de me rendre la fiancée vulgaire des gravures et du public. Aussi le monde m’a-t-il trouvée charmante et très convenable le jour de la signature du contrat. Ce matin, à la mairie où nous sommes allés sans cérémonie, il n’y a eu que les témoins. Je te finis ce bout de lettre pendant que l’on apprête ma toilette pour le dîner. Nous serons mariés à l’église de Sainte-Valère, ce soir à minuit, après une brillante soirée. J’avoue que mes craintes me donnent un air de victime et une fausse pudeur qui me vaudront des admirations auxquelles je ne comprends rien. Je suis ravie de voir mon pauvre Felipe tout aussi jeune fille que moi, le monde le blesse, il est comme une chauve-souris dans une boutique de cristaux.

— Heureusement que cette journée a un lendemain ! m’a-t-il dit à l’oreille sans y entendre malice. Il n’aurait voulu voir personne, tant il est honteux et timide. En venant signer notre contrat, l’ambassadeur de Sardaigne m’a prise à part pour m’offrir un collier de perles attachées par six magnifiques diamants. C’est le présent de ma belle-soeur la duchesse de Soria. Ce collier est accompagné d’un bracelet de saphirs sous lequel est écrit : Je t’aime sans te connaître ! Deux lettres charmantes enveloppaient ces présents que je n’ai pas voulu accepter sans savoir si Felipe me le permettait.

— Car, lui ai-je dit, je ne voudrais vous rien voir qui ne vînt de moi. Il m’a baisé la main tout attendri, et m’a répondu :

— Portez-les, à cause de la devise, et de ces tendresses qui sont sincères…

Samedi soir.