Edmond Rostand

La dernière nuit de Don Juan

Poème dramatique en deux parties et un prologue
Publié par Good Press, 2022
goodpress@okpublishing.info
EAN 4064066077303

Table des matières


PREMIÈRE PARTIE
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II
SCÈNE III
SCÈNE IV
SCÈNE V
SCÈNE VI
SCÈNE VII
DEUXIÈME PARTIE
SCÈNE PREMIÈRE
SCÈNE II

PREMIÈRE PARTIE

Table des matières
[Dix ans après. Un palais à Venise. Une grande salle ouverte sur l'Adriatique, où plongent des degrés de marbre. Au milieu, une table servie, éclairée par des flambeaux.]

SCÈNE PREMIÈRE

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DON JUAN, SGANARELLE
DON JUAN.
Arabella… Lucinde… Isabelle… Isabeau…
SGANARELLE.
Les dix ans sont passés, monsieur.
DON JUAN.
Comme il fait beau!
Je viens du Grand Canal.
SGANARELLE.
Ah?
DON JUAN.
Sur l'eau rose et brune,
Chaque bateau traîne un tapis, et la lagune,
Comme une Putiphar qui voit fuir un manteau,
Semble par son tapis retenir le bateau.
Mais, dans ce coin désert, l'eau verte et plus sournoise
Sommeille sous un ciel de soufre et de turquoise,
Comme, avant mon passage, une glauque vertu.
J'ai toujours eu le goût de l'eau qui dort. Sais-tu
Pourquoi l'Adriatique à ce point m'intéresse?
SGANARELLE.
Non.
DON JUAN.
Elle est mariée.
SGANARELLE.
Ah?
DON JUAN.
Elle est Dogaresse.
Le Doge est son mari; moi, je suis son amant.
C'est moi qui te comprends, Lagune!
SGANARELLE.
Évidemment!
DON JUAN.
Je veux, pour qu'avec moi cette onde se débauche
Lui jeter une bague, aussi… de la main gauche!
[Il lance la bague dans la mer.]
SGANARELLE, avec effroi.
Le rubis?
DON JUAN.
Non. L'anneau de verre.
SGANARELLE.
Ah?
DON JUAN.
Oui.
SGANARELLE.
Le sien?…
Celui de?… Mais alors?…
DON JUAN.
Oui.
SGANARELLE.
Fini?… Vieux?… Ancien?…
DON JUAN.
Venise!… Ah! la cité du fragile, c'est elle.
La colonne est en stuc, la pierre est en dentelle,
Le mur est en miroir, et la rue est en eau!
Et lorsque deux amants échangent un anneau,
Cet anneau, Sganarelle, a l'esprit d'être en verre!
SGANARELLE.
Les dix ans sont passés, et vous…
DON JUAN.
Je persévère.
SGANARELLE.
Ce soir?
DON JUAN.
Bal.
SGANARELLE.
Vous rentrez?
DON JUAN.
Non. Plus fort qu'Annibal,
Je profite de la victoire… après le bal!
SGANARELLE.
Monsieur, si l'heure vient, tant de belle insolence…
[Une horloge sonne.]
DON JUAN.
Quand on parle de l'heure, elle sonne.
SGANARELLE.
Oh!
DON JUAN.
Silence!
Du campanile écoutons-la se détacher.
SGANARELLE.
Le plaisir d'appeler campanile un clocher
Vaut-il que sous ce ciel, monsieur, on s'éternise?
DON JUAN.
J'aime les souliers blancs des filles de Venise,
Et, pour entremetteur, d'avoir un gondolier
Qui chante, fait des vers et devient familier.
Les dames de Venise usent d'un bain de cèdre
Qui mettrait Hippolyte à la merci de Phèdre!
Venise est un endroit rempli d'occasions,
De régates, de bals… et de processions.
J'aime Venise! Et puis, son lion me ressemble,
Au pied duquel un vol de colombes s'assemble,
Et qui renonce, avec un grand dédain amer,
Pour régner sur l'amour, à régner sur la mer!
Oui, comme toi, voulant, Cité folle et profonde,
Vivre sur mon reflet, j'ai bâti sur de l'onde!
SGANARELLE.
Cette ville est mortelle.
DON JUAN.
Et quand vous le seriez,
Ville où viennent finir tous les aventuriers
Qui veulent en mourant briser le plus beau verre,
Je me refuse à fuir sous un ciel plus sévère.
Une ville d'amour a vu mon premier jour,
Mon dernier jour doit voir une ville d'amour.
Une seule épitaphe est à Don Juan permise:
«Il naquit à Séville et mourut à Venise!»
Ce que j'en dis, d'ailleurs, n'est que pour t'effrayer:
J'estime que le Diable a dû nous oublier!
SGANARELLE.
Nous!
DON JUAN.
Non, tu n'en es pas, c'est vrai. Toi, tu hérites!
SGANARELLE.
Ah! de quoi?
DON JUAN.
De m'avoir approché. Tes mérites
Prendront près des seigneurs un poids plus concluant
Quand tu diras: «Je sors de chez monsieur Don Juan!»
Quant aux dames…
SGANARELLE.
Quoi donc?
DON JUAN.
Ne crains pas les détresses:
Tu trouveras toujours un maître… et des maîtresses.
SGANARELLE.
Des?…
DON JUAN.
Oui, mon cher. La femme, adorant mon reflet,
Quand Don Juan n'est pas là couche avec son valet!
Bon comptable indigné des cœurs que j'ai fait battre,
Quel chiffre? Mille et…
SGANARELLE.
Trois. N'atteignons pas le quatre.
DON JUAN.
Je n'ai jamais été plus dispos et plus frais.
J'ai, pour mes billets doux cherchant quelques coffrets,
Été voir les doreurs travailler dans leur bouge;
Et je me sens, ce soir, un cœur de laque rouge,
Avec des Chinois d'or dessus, comme ils en font.
Soupons! Tout est en or! Je vois ma vie au fond…
On dore tout ici, jusqu'aux écailles d'huître!
Qui nous dit que le Diable existe encor, bélître?
Il est fini, disait déjà Tertullien!
Je vois ma vie, au fond d'un parc italien,
Choir d'amour en amour comme de vasque en vasque!
Tu me prépareras mon épée et mon masque.
L'avenir m'appartient. Je vais…
UNE VOIX, très loin.
Burattini!
DON JUAN.
Ces vieux cris de Venise ont un charme infini!
LA VOIX, [se rapprochant.]
Burattini!
DON JUAN.
La voix se traîne dans l'espace.
SGANARELLE, [allant regarder à une fenêtre.]
C'est le montreur de marionnettes qui passe.
DON JUAN.
Fais-le monter.
SGANARELLE, [faisant des signes au Montreur.]
Le vieux du quai des Esclavons.
DON JUAN.
Pulcinella! C'est lui! Ça y est! Nous l'avons!
Je vais souper en regardant Polichinelle,
Comme Trimalcion devant le pantin frêle
Qu'il regardait danser en suçant un noyau.
[Entre le Montreur, portant son attirail.]

SCÈNE II

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DON JUAN, SGANARELLE, LE MONTREUR DE MARIONNETTES
LE MONTREUR, obséquieux, s'inclinant.
Burattini… Li far ballar
Montrant un parchemin.
Privileggio
SGANARELLE.
Quatre montants de bois, un vieux sac, un vieux store…
LE MONTREUR.
Casteletto. Permis de l'instaurer?
DON JUAN.
Instaure.
D'où es-tu?
LE MONTREUR, [installant son petit théâtre.]
De partout. J'ai voyagé partout.
Connu des écrivains. Des artistes. Beaucoup.
J'avais pour spectateur monsieur Bayle en Hollande.
DON JUAN.
J'ai voyagé moi-même ainsi qu'une légende.
Théâtre où j'apprenais la vie et le bâton,
Vous avez toujours l'air, avec votre fronton,
D'un petit temple grec monté sur des échasses.
L'enfance!
[Au Montreur.]
J'aimerais que tu te rapprochasses.
[Puis se parlant à lui-même.]
Je crois revoir encor, pour tendre un gobelet,
—«N'oubliez pas Polichinelle, s'il vous plaît!»—
Le montreur soulever cette toile éternelle…
A Sganarelle.
Va-t'en. Laisse-moi seul avec Polichinelle.
[Sganarelle sort. Le Montreur entre dans le guignol, où l'on verra paraître tour à tour ses marionnettes.]

SCÈNE III

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DON JUAN, LE MONTREUR
LA MARIONNETTE DE POLICHINELLE, [surgissant dans le guignol.]
Raoutaoutaou!… Raoutaoutaou!…
DON JUAN.
Ah! c'est lui! le voilà!