Léon Tolstoï

Anna Karénine

Traducteur: J.-Wladimir Bienstock
e-artnow, 2019
Contact: info@e-artnow.org
ISBN  978-80-273-0190-4

Anna Karénine I

Table des matières

DEUXIÈME PARTIE

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I

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Vers la fin de l’hiver, les Cherbatzky eurent une consultation de médecins au sujet de la santé de Kitty; elle était malade, et l’approche du printemps ne faisait qu’empirer son mal. Le médecin de la maison lui avait ordonné de l’huile de foie de morue, puis du fer, et enfin du nitrate d’argent; mais, aucun de ces remèdes n’ayant été efficace, il avait conseillé un voyage à l’étranger.

C’est alors qu’on résolut de consulter une célébrité médicale. Cette célébrité, un homme jeune encore, et fort bien de sa personne, exigea un examen approfondi de la malade; il insista avec une certaine complaisance sur ce fait, que la pudeur des jeunes filles n’était qu’un reste de barbarie, et que rien n’était plus naturel que d’ausculter une jeune fille à demi vêtue. Comme il le faisait tous les jours et n’y attachait aucune importance, la pudeur des jeunes filles, ce reste de barbarie, lui semblait presque une injure personnelle.

Il fallut bien se résigner, car, quoique tous les médecins fissent partie de la même école, étudiassent les mêmes livres, eussent par conséquent une seule et même science, on avait, pour une raison quelconque, décidé autour de la princesse que la célébrité médicale en question possédait la science spéciale qui devait sauver Kitty. Après un examen approfondi, une auscultation sérieuse de la pauvre malade confuse et éperdue, le célèbre médecin se lava les mains avec soin, et retourna au salon auprès du prince. Celui-ci l’écouta en toussotant, d’un air sombre. En homme qui n’avait jamais été malade, il ne croyait pas à la médecine, et en homme de sens il s’irritait d’autant plus de toute cette comédie qu’il était peut-être le seul à bien comprendre la cause du mal de sa fille. «En voilà un qui revient bredouille,» se dit-il en exprimant par ce terme de chasseur son opinion sur le diagnostic du célèbre docteur. Celui-ci de son côté, condescendant avec peine à s’adresser à l’intelligence médiocre de ce vieux gentillâtre, dissimula mal son dédain. À peine lui semblait-il nécessaire de parler à ce pauvre homme, la tête de la maison étant la princesse. C’est devant elle qu’il se préparait à répandre ses flots d’éloquence; elle entra à ce moment avec le médecin de la maison, et le vieux prince s’éloigna pour ne pas trop montrer ce qu’il pensait de tout cela. La princesse, troublée, ne savait plus que faire; elle se sentait bien coupable à l’égard de Kitty.

«Eh bien, docteur, décidez de notre sort: dites-moi tout. – Y a-t-il encore de l’espoir? Voulait-elle dire, mais ses lèvres tremblèrent, et elle s’arrêta.

— Je serai à vos ordres, princesse, après avoir conféré avec mon collègue. Nous aurons alors l’honneur de vous donner notre avis.

— Faut-il vous laisser seuls?

— Comme vous le désirerez.»

La princesse soupira et sortit.

Le médecin de la famille émit timidement son opinion sur un commencement de disposition tuberculeuse, car, etc., etc. Le célèbre docteur l’écouta et, au milieu de son discours, tira de son gousset sa grosse montre d’or.

«Oui, dit-il, mais…»

Son confrère s’arrêta respectueusement.

«Vous savez qu’il n’est guère possible de préciser le début du développement tuberculeux; avant l’apparition des cavernes il n’y a rien de positif. Dans le cas actuel, on ne peut que redouter ce mal, en présence de symptômes tels que mauvaise alimentation, nervosité et autres. La question se pose donc ainsi: Qu’y a-t-il à faire, étant donné qu’on a des raisons de craindre un développement tuberculeux, pour entretenir une bonne alimentation?

— Mais vous savez bien qu’il se cache ici quelque cause morale, se permit de dire le médecin de la maison avec un fin sourire.

— Cela va de soi, répondit le célèbre docteur en regardant encore sa montre… Mille excuses, savez-vous si le pont sur la Yaousa est rétabli, ou s’il faut encore faire le détour? Demanda-t-il.

— Il est rétabli.

— Dans ce cas, il me reste encore vingt minutes. – Nous disions donc que la question se pose ainsi: régulariser l’alimentation et fortifier les nerfs, l’un ne va pas sans l’autre; et il faut agir sur les deux moitiés du cercle.

— Mais le voyage à l’étranger?

— Je suis ennemi de ces voyages à l’étranger. – Veuillez suivre mon raisonnement: si le développement tuberculeux commence, ce que nous ne pouvons pas savoir, à quoi sert un voyage? L’essentiel est de trouver un moyen d’entretenir une bonne alimentation.» Et il développa son plan d’une cure d’eaux de Soden, cure dont le mérite principal, à ses yeux, était évidemment d’être absolument inoffensive.

Le médecin de la maison écoutait avec attention et respect.

«Mais en faveur d’un voyage à l’étranger je ferai valoir le changement d’habitudes, l’éloignement de conditions propres à rappeler de fâcheux souvenirs. Et enfin la mère le désire, ajouta-t-il.

— Dans ce cas, qu’elles partent, pourvu toutefois que ces charlatans allemands n’aillent pas aggraver le mal; il faut qu’elles suivent strictement nos prescriptions. Mon Dieu, oui! Elles n’ont qu’à partir.»

Il regarda encore sa montre.

«Il est temps que je vous quitte.» Et il se dirigea vers la porte.

Le célèbre docteur déclara à la princesse (probablement par un sentiment de convenance) qu’il désirait voir la malade encore une fois.

«Comment! Recommencer l’examen? S’écria avec terreur la princesse.

— Oh non! Rien que quelques détails, princesse.

— Alors entrez, je vous prie.»

Et la mère introduisit le docteur dans le petit salon de Kitty. La pauvre enfant, très amaigrie, rouge et les yeux brillants d’émotion, après la confusion que lui avait causée la visite du médecin, était debout au milieu de la chambre. Quand elle les vit entrer, ses yeux se remplirent de larmes, et elle rougit encore plus. Sa maladie et les traitements qu’on lui imposait lui paraissaient de ridicules sottises! Que signifiaient ces traitements? N’était-ce pas ramasser les fragments d’un vase brisé pour chercher à les rejoindre? Son cœur pouvait-il être rendu à la santé par des pilules et des poudres? Mais elle n’osait contrarier sa mère, d’autant plus que celle-ci se sentait si coupable.

«Veuillez vous asseoir, princesse,» lui dit le docteur.

Il s’assit en face d’elle, lui prit le pouls, et recommença avec un sourire une série d’ennuyeuses questions. Elle lui répondit d’abord, puis enfin, impatientée, se leva:

«Excusez-moi, docteur, en vérité tout cela ne mène à rien: voilà la troisième fois que vous me faites la même question.»

Le médecin ne s’offensa pas.

«C’est une irritabilité maladive, fit-il remarquer à la princesse lorsque Kitty fut sortie. Au reste, j’avais fini.»

Et le docteur expliqua l’état de la jeune fille à sa mère, comme à une personne exceptionnellement intelligente, en lui donnant, pour conclure, les recommandations les plus précises sur la façon de boire ces eaux dont le mérite à ses yeux était d’être inutiles. Sur la question: fallait-il voyager, le docteur réfléchit profondément, et le résultat de ses réflexions fut qu’on pouvait voyager, à condition de ne pas se fier aux charlatans et de ne pas suivre d’autres prescriptions que les siennes.

Le docteur parti, on se trouva soulagé comme s’il fût arrivé quelque chose d’heureux. La mère revint auprès de sa fille toute remontée, et Kitty prit également un air rasséréné. Il lui arrivait souvent maintenant de dissimuler ce qu’elle ressentait.

«Vraiment, maman, je me porte bien. Mais, si vous le désirez, partons,» dit-elle, et, pour tâcher de prouver l’intérêt qu’elle prenait au voyage, elle parla de leurs préparatifs de départ.

II

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Dolly savait que la consultation devait avoir lieu ce jour-là, et, quoiqu’elle fût à peine remise de ses couches (elle avait eu une petite fille à la fin de l’hiver), bien qu’elle eût un enfant souffrant, elle avait quitté nourrisson et malade pour connaître le sort de Kitty.

«Eh bien? Dit-elle en entrant sans ôter son chapeau. Vous êtes gaies? Donc tout va bien.»

On essaya de lui raconter ce qu’avait dit le médecin, mais, quoiqu’il en eût dit fort long, avec de très belles phrases, personne ne sut au juste résumer ses discours. Le point intéressant était la décision prise au sujet du voyage.

Dolly soupira involontairement. Elle allait perdre sa sœur, sa meilleure amie. Et la vie était pour elle si peu gaie! Ses rapports avec son mari lui semblaient de plus en plus humiliants; le raccommodement opéré par Anna n’avait pas tenu, et l’union de la famille se heurtait aux même écueils. Stépane Arcadiévitch ne restait guère chez lui et n’y laissait que peu d’argent. Le soupçon de son infidélité tourmentait toujours Dolly, mais, se rappelant avec horreur les souffrances causées par la jalousie, et cherchant avant tout à ne pas s’interdire la vie de famille, elle préférait se laisser tromper, tout en méprisant son mari, et en se méprisant elle-même à cause de cette faiblesse.

Les soucis d’une nombreuse famille lui imposaient d’ailleurs une charge si lourde!

«Comment vont les enfants? Demanda la princesse.

— Ah! Maman, nous avons bien des misères! Lili est au lit, et je crains qu’elle n’ait la scarlatine. Je suis sortie aujourd’hui pour savoir où vous en étiez, car j’ai peur de ne plus pouvoir sortir ensuite.»

Le vieux prince entra à ce moment, offrit sa joue aux baisers de Dolly, causa un peu avec elle, puis, s’adressant à sa femme:

«Qu’avez-vous décidé? Partez-vous? Et que ferez-vous de moi?

— Je crois, Alexandre, que tu feras mieux de rester.

— Comme vous voudrez.

— Pourquoi papa ne viendrait-il pas avec nous, maman? Dit Kitty: ce serait plus gai pour lui et pour nous.»

Le vieux prince alla caresser de la main les cheveux de Kitty; elle leva la tête, et sourit avec effort en le regardant; il lui semblait toujours que son père seul, quoiqu’il ne dit pas grand’chose, la comprenait. Elle était la plus jeune, par conséquent la favorite du vieux prince, et son affection le rendait clairvoyant, croyait-elle. Quand son regard rencontra celui de son père, qui la considérait attentivement, il lui sembla qu’il lisait dans son âme, et y voyait tout ce qui s’y passait de mauvais. Elle rougit, se pencha vers lui, attendant un baiser, mais il se contenta de lui tirer un peu les cheveux, et de dire:

«Ces bêtes de chignons! On n’arrive pas jusqu’à sa fille. Ce sont les cheveux de quelque bonne femme défunte qu’on caresse. Eh bien, Dolinka, que fait ton atout?

— Rien, papa, dit Dolly en comprenant qu’il s’agissait de son mari: il est toujours en route. Je le vois à peine, – ne put-elle s’empêcher d’ajouter avec un sourire ironique.

— Il n’est pas encore allé vendre son bois à la campagne?

— Non, il en a toujours l’intention.

— Vraiment, dit le prince; alors il faudra lui donner l’exemple. Et toi, Kitty, ajoutait-il en s’adressant à sa plus jeune fille, sais-tu ce qu’il faut que tu fasses? Il faut qu’un beau matin, en te réveillant, tu te dises: «Mais je suis gaie et bien portante, pourquoi ne reprendrais-je pas mes promenades matinales avec papa, par une bonne petite gelée? Hein?»

À ces mots si simples, Kitty se troubla comme si elle eût été convaincue d’un crime. «Oui, il sait tout, il comprend tout, et ces mots signifient que, quelle que soit mon humiliation, je dois la surmonter.» Elle n’eut pas la force de répondre, fondit en larmes et quitta la chambre.

«Voilà bien un tour de ta façon! Dit la princesse en s’emportant contre son mari; tu as toujours…» Et elle entama un discours plein de reproches.

Le prince prit tranquillement d’abord les réprimandes de sa femme, puis son visage se rembrunit.

«Elle fait tant de peine, la pauvrette; tu ne comprends donc pas qu’elle souffre de la moindre allusion à la cause de son chagrin? Ah! Comme on peut se tromper en jugeant le monde! – dit la princesse. Et au changement d’inflexion de sa voix, Dolly et le prince comprirent qu’elle parlait de Wronsky. – Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas de lois pour punir des procédés aussi vils, aussi peu nobles.»

Le prince se leva de son fauteuil d’un air sombre, et se dirigea vers la porte, comme s’il eût voulu se sauver, mais, il s’arrêta sur le seuil et s’écria:

«Des lois, il y en a, ma petite mère, et puisque tu me forces à m’expliquer, je te ferai remarquer que la véritable coupable dans toute cette affaire, c’est toi, toi seule. Il y a des lois contre ces galantins et il y en aura toujours; tout vieux que je suis, j’aurais su châtier celui-là si vous n’aviez été la première à l’attirer chez nous. Et maintenant, guérissez-la, montrez-la à tous vos charlatans!»

Le prince en aurait dit long si la princesse, comme elle faisait toujours dans les questions graves, ne s’était aussitôt soumise et humiliée.

«Alexandre, Alexandre!» murmura-t-elle tout en larmes en s’approchant de lui.

Le prince se tut quand il la vit pleurer. «Oui, oui, je sais que, pour toi aussi, c’est dur! Assez, assez, ne pleure pas. Le mal n’est pas grand. Dieu est miséricordieux. Merci,» ajouta-t-il, ne sachant plus trop ce qu’il disait dans son émotion; et, sentant sur sa main le baiser mouillé de larmes de la princesse, il quitta la chambre.

Dolly, avec son instinct maternel, avait voulu suivre Kitty dans sa chambre, sentant bien qu’il fallait auprès d’elle une main de femme; puis, en entendant les reproches de sa mère et les paroles courroucées de son père, elle avait cherché à intervenir autant que le lui permettait son respect filial. Quand le prince fut sorti:

«J’ai toujours voulu vous dire, maman, je ne sais si vous le savez, que Levine avait eu l’intention de demander Kitty lorsqu’il est venu ici la dernière fois? Il l’a dit à Stiva.

— Eh bien? Je ne comprends pas…

— Peut-être Kitty l’a-t-elle refusé? Elle ne vous l’a pas dit?

— Non, elle ne m’a parlé ni de l’un ni de l’autre: elle est trop fière; mais je sais que tout cela vient de ce…

— Mais songez donc, si elle avait refusé Levine! Je sais qu’elle ne l’aurait jamais fait sans l’autre, et si ensuite elle a été si abominablement trompée?»

La princesse se sentait trop coupable pour ne pas prendre le parti de se fâcher.

«Je n’y comprends plus rien! Chacun veut maintenant en faire à sa tête, on ne dit plus rien à sa mère, et ensuite…

— Maman, je vais la trouver.

— Vas-y, je ne t’en empêche pas,» répondit la mère.

III

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En entrant dans le petit boudoir de Kitty, tout tendu de rose, avec ses bibelots de vieux saxe, Dolly se souvint du plaisir qu’elles avaient eu toutes les deux à décorer cette chambre l’année précédente; combien alors elles étaient gaies et heureuses! Elle eut froid au cœur en regardant maintenant sa sœur immobile, assise sur une petite chaise basse près de la porte, les yeux fixés sur un coin du tapis. Kitty vit entrer Dolly, et l’expression froide et sévère de son visage disparut.

«Je crains fort, une fois revenue chez moi, de ne plus pouvoir quitter la maison, dit Dolly en s’asseyant près d’elle: c’est pourquoi j’ai voulu causer un peu avec toi.

— De quoi? Demanda vivement Kitty en levant la tête.

— De quoi, si ce n’est de ton chagrin?

— Je n’ai pas de chagrin.

— Laisse donc, Kitty. T’imagines-tu vraiment que je ne sache rien? Je sais tout, et si tu veux m’en croire, tout cela est peu de chose; qui de nous n’a passé par là?»

Kitty se taisait, son visage reprenait une expression sévère.

«Il ne vaut pas le chagrin qu’il te cause, continua Daria Alexandrovna en allant droit au but.

— Parce qu’il m’a dédaignée, murmura Kitty d’une voix tremblante. Je t’en supplie, ne parlons pas de ce sujet.

— Qui t’a dit cela? Je suis persuadée qu’il était amoureux de toi, qu’il l’est encore, mais…

— Rien ne m’exaspère comme ces condoléances,» s’écria Kitty en s’emportant tout à coup. Elle se détourna en rougissant sur sa chaise, et de ses doigts agités elle tourmenta la boucle de sa ceinture.

Dolly connaissait ce geste habituel à sa sœur quand elle avait du chagrin. Elle la savait capable de dire des choses dures et désagréables dans un moment de vivacité, et cherchait à la calmer: mais il était déjà trop tard.

«Que veux-tu me faire comprendre? Continua vivement Kitty: que je me suis éprise d’un homme qui ne veut pas de moi, et que je meurs d’amour pour lui? Et c’est ma sœur qui me dit cela, une sœur qui croit me montrer sa sympathie! Je repousse cette pitié hypocrite!

— Kitty, tu es injuste.

— Pourquoi me tourmentes-tu?

— Je n’en ai pas l’intention, je te vois triste…»

Kitty, dans son emportement, n’entendait rien.

«Je n’ai ni à m’affliger, ni à me consoler. Je suis trop fière pour aimer un homme qui ne m’aime pas.

— Ce n’est pas ce que je veux dire… Écoute, dis-moi la vérité, ajouta Daria Alexandrovna en lui prenant la main: dis-moi si Levine t’a parlé?»

Au nom de Levine, Kitty perdit tout empire sur elle-même; elle sauta sur sa chaise, jeta par terre la boucle de sa ceinture qu’elle avait arrachée, et avec des gestes précipités s’écria: «À propos de quoi viens-tu me parler de Levine? Je ne sais vraiment pas pourquoi on se plaît à me torturer! J’ai déjà dit et je répète que je suis fière et incapable de faire jamais, jamais, ce que tu as fait: revenir à un homme qui m’aurait trahie. Tu te résignes à cela, mais moi je ne le pourrais pas.»

En disant ces paroles, elle regarda sa sœur: Dolly baissait tristement la tête sans répondre; mais Kitty, au lieu de quitter la chambre comme elle en avait eu l’intention, s’assit près de la porte, et cacha son visage dans son mouchoir.

Le silence se prolongea pendant quelques minutes. Dolly pensait à ses chagrins; son humiliation, qu’elle ne sentait que trop, lui paraissait plus cruelle, rappelée ainsi par sa sœur. Jamais elle ne l’aurait crue capable d’être si dure! Mais tout à coup elle entendit le frôlement d’une robe, un sanglot à peine contenu, et deux bras entourèrent son cou: Kitty était à genoux devant elle.

«Dolinka, je suis si malheureuse, pardonne-moi,» murmura-t-elle; et son joli visage couvert de larmes se cacha dans les jupes de Dolly.

Il fallait peut-être ces larmes pour ramener les deux sœurs à une entente complète; pourtant, après avoir bien pleuré, elles ne revinrent pas au sujet qui les intéressait l’une et l’autre; Kitty se savait pardonnée, mais elle savait aussi que les paroles cruelles qui lui étaient échappées sur l’abaissement de Dolly restaient sur le cœur de sa pauvre sœur. Dolly comprit de son côté qu’elle avait deviné juste, que le point douloureux pour Kitty était d’avoir refusé Levine pour se voir trompée par Wronsky, et que sa sœur se trouvait bien près d’aimer le premier et de haïr l’autre. Kitty ne parla que de l’état général de son âme.

«Je n’ai pas de chagrin, dit-elle un peu calmée, mais tu ne peux t’imaginer combien tout me paraît vilain, répugnant, grossier, moi en première ligne. Tu ne saurais croire les mauvaises pensées qui me viennent à l’esprit!

— Quelles mauvaises pensées peux-tu bien avoir? Demanda Dolly en souriant.

— Les plus mauvaises, les plus laides. Je ne puis te les décrire. Ce n’est pas de la tristesse, ni de l’ennui. C’est bien pis. On dirait que tout ce qu’il y a de bon en moi a disparu, le mal seul est resté. Comment t’expliquer cela? Papa m’a parlé tout à l’heure: j’ai cru comprendre que le fond de sa pensée est qu’il me faut un mari. Maman me mène au bal: il me semble que c’est dans le but de se débarrasser de moi, de me marier au plus vite. Je sais que ce n’est pas vrai, et ne puis chasser ces idées. Les soi-disant jeunes gens à marier me sont intolérables: j’ai toujours l’impression qu’ils prennent ma mesure. Autrefois c’était un plaisir pour moi d’aller dans le monde, cela m’amusait, j’aimais la toilette: maintenant il me semble que c’est inconvenant, et je me sens mal à l’aise. Que veux-tu que je te dise? Le docteur… eh bien…»

Kitty s’arrêta; elle voulait dire que, depuis qu’elle se sentait ainsi transformée, elle ne pouvait plus voir Stépane Arcadiévitch sans que les conjectures les plus bizarres se présentassent à son esprit.

«Eh bien oui, tout prend à mes yeux l’aspect le plus repoussant, continua-t-elle; c’est une maladie, – peut-être cela passera-t-il. Je ne me trouve à l’aise que chez toi, avec les enfants.

— Quel dommage que tu ne puisses y venir maintenant!

— J’irai tout de même, j’ai eu la scarlatine et je déciderai maman.»

Kitty insista si vivement, qu’on lui permit d’aller chez sa sœur; pendant tout le cours de la maladie, car la scarlatine se déclara effectivement, elle aida Dolly à soigner ses enfants. Ceux-ci entrèrent bientôt en convalescence sans fâcheux accidents, mais la santé de Kitty ne s’améliorait pas. Les Cherbatzky quittèrent Moscou pendant le carême et se rendirent à l’étranger.

IV

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La haute société de Pétersbourg est restreinte; chacun s’y connaît plus ou moins et s’y fait des visites, mais elle a des subdivisions.

Anna Arcadievna Karénine comptait des relations d’amitié dans trois cercles différents, faisant tous trois partie du grand monde. L’un était le cercle officiel auquel appartenait son mari, composé de ses collègues et de ses subordonnés, liés ou divisés entre eux par les relations sociales les plus variées et souvent les plus capricieuses.

Anna avait peine à comprendre le sentiment de respect presque religieux qu’elle éprouva au début pour tous ces personnages. Actuellement elle les connaissait, comme on se connaît dans une ville de province, avec leurs faiblesses et leurs manies; elle savait où le bât les blessait, quelles étaient leurs relations entre eux et avec le centre commun, à qui chacun d’eux se rattachait. Mais cette coterie officielle, à laquelle la liaient les intérêts de son mari, ne lui plut jamais, et elle fit de son mieux pour l’éviter, en dépit des insinuations de la comtesse Lydie. Le second cercle auquel tenait Anna était celui qui avait contribué à la carrière d’Alexis Alexandrovitch. La comtesse Lydie Ivanovna en était le pivot; il se composait de femmes âgées, laides, charitables et dévotes, et d’hommes intelligents, instruits et ambitieux. Quelqu’un l’avait surnommé «la conscience de la société de Pétersbourg». Karénine appréciait fort cette coterie, et Anna, dont le caractère souple s’assimilait facilement à son entourage, s’y était fait des amis. Après son retour de Moscou, ce milieu lui devint insupportable: il lui sembla qu’elle-même, aussi bien que les autres, y manquait de naturel, et elle vit la comtesse Lydie aussi rarement que possible.

Enfin Anna avait encore des relations d’amitié avec le grand monde par excellence, ce monde de bals, de dîners, de toilettes brillantes, qui tient d’une main à la cour, pour ne pas tomber tout à fait dans le demi-monde qu’il s’imagine mépriser, mais dont les goûts se rapprochent des siens au point d’être identiques. Le lien qui rattachait Anna à cette société était la princesse Betsy Tverskoï, femme d’un de ses cousins, riche de cent vingt mille roubles de revenu et qui s’était éprise d’Anna dès que celle-ci avait paru à Pétersbourg; elle l’attirait beaucoup et la plaisantait sur la société qu’elle voyait chez la comtesse Lydie.

«Quand je serai vieille et laide, je ferai de même, disait Betsy, mais une jeune et jolie femme comme vous n’a pas encore sa place dans cet asile de vieillards.»

Anna avait commencé par éviter autant que possible la société de la princesse Tverskoï, la façon de vivre dans ces hautes sphères exigeant des dépenses au delà de ses moyens; mais tout changea après son retour de Moscou. Elle négligea ses amis raisonnables et n’alla plus que dans le grand monde. C’est là qu’elle éprouva la joie troublante de rencontrer Wronsky; ils se voyaient surtout chez Betsy, née Wronsky et cousine germaine d’Alexis; celui-ci d’ailleurs se trouvait partout où il pouvait entrevoir Anna et lui parler de son amour. Elle ne faisait aucune avance, mais son cœur, en l’apercevant, débordait du même sentiment de plénitude, qui l’avait saisie la première fois près du wagon; cette joie, elle le sentait, se trahissait dans ses yeux, dans son sourire, mais elle n’avait pas la force de la dissimuler.

Anna crut sincèrement d’abord être mécontente de l’espèce de persécution que Wronsky se permettait à son égard; mais, un soir qu’elle vint dans une maison où elle pensait le rencontrer, et qu’il n’y parut pas, elle comprit clairement, à la douleur qui s’empara de son cœur, combien ses illusions étaient vaines, et combien cette obsession, loin de lui déplaire, formait l’intérêt dominant de sa vie.

Une cantatrice célèbre chantait pour la seconde fois, et toute la société de Pétersbourg était à l’Opéra; Wronsky y aperçut sa cousine et, sans attendre l’entr’acte, quitta le fauteuil qu’il occupait pour monter à sa loge.

«Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner? – lui demanda-t-elle; puis elle ajouta à demi-voix en souriant, et de façon à n’être entendue que de lui: – J’admire la seconde vue des amoureux, elle n’était pas là, mais revenez après l’Opéra.»

Wronsky la regarda comme pour l’interroger, et Betsy lui répondit d’un petit signe de tête; avec un sourire de remerciement, il s’assit près d’elle.

«Et toutes vos plaisanteries d’autrefois, que sont-elles devenues? – continua la princesse qui suivait, non sans un plaisir tout particulier, les progrès de cette passion. – Vous êtes pris, mon cher!

— C’est tout ce que je demande, répondit Wronsky en souriant de bonne humeur. Si je me plains, c’est de ne pas l’être assez, car, à dire vrai, je commence à perdre tout espoir.

— Quel espoir pouvez-vous bien avoir? Dit Betsy en prenant le parti de son amie: entendons-nous… – Mais ses yeux éveillés disaient assez qu’elle comprenait tout aussi bien que lui en quoi consistait cet espoir.

— Aucun, répondit Wronsky en riant et en découvrant ses dents blanches et bien rangées. Pardon, continua-t-il, prenant la lorgnette des mains de sa cousine pour examiner par-dessus son épaule une des loges du rang opposé. Je crains de devenir ridicule.»

Il savait fort bien qu’aux yeux de Betsy, comme à ceux des gens de son monde, il ne courait aucun risque de ce genre; il savait parfaitement que, si un homme pouvait leur paraître tel en aimant sans espoir une jeune fille ou une femme non mariée, il ne l’était jamais en aimant une femme mariée et en risquant tout pour la séduire. Ce rôle-là était grand, intéressant, et c’est pourquoi Wronsky, en quittant sa lorgnette, regarda sa cousine avec un sourire qui se jouait sous sa moustache.

«Pourquoi n’êtes-vous pas venu dîner? Lui dit-elle, sans pouvoir s’empêcher de l’admirer.

— J’ai été occupé. De quoi? C’est ce que je vous donne à deviner en cent, en mille; jamais vous ne devinerez. J’ai réconcilié un mari avec l’offenseur de sa femme. Oui, vrai!

— Et vous avez réussi?

— À peu près.

— Il faudra me raconter cela au premier entr’acte, dit-elle en se levant.

— C’est impossible, je vais au Théâtre français.

— Vous quittez Nilsson pour cela? – dit Betsy indignée; elle n’aurait su distinguer Nilsson de la dernière choriste.

— Je n’y peux rien: j’ai pris rendez-vous pour mon affaire de réconciliation.

— Bienheureux ceux qui aiment la justice, ils seront sauvés,» dit Betsy, se rappelant avoir entendu quelque part une parole semblable.

V

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«C’est un peu vif, mais si drôle, que j’ai bien envie de vous le raconter, dit Wronsky en regardant les yeux éveillés de sa cousine; d’ailleurs, je ne nommerai personne…

— Je devinerai, tant mieux.

— Écoutez donc: deux jeunes gens en gaîté…

— Des officiers de votre régiment, naturellement.

— Je n’ai pas dit qu’ils fussent officiers, mais simplement des jeunes gens qui avaient bien déjeuné.

— Traduisez: gris.

— C’est possible… vont dîner chez un camarade; ils étaient d’humeur fort expansive. Ils voient une jeune femme en isvostchik les dépasser, se retourner et, à ce qu’il leur semble du moins, les regarder en riant: ils la poursuivent au galop. À leur grand étonnement, leur beauté s’arrête précisément devant la maison où ils se rendaient eux-mêmes; elle monte à l’étage supérieur, et ils n’aperçoivent que de jolies lèvres fraîches sous une voilette, et une paire de petits pieds.

— Vous parlez avec une animation qui me ferait croire que vous étiez de la partie.

— De quoi m’accusiez-vous tout à l’heure? Mes deux jeunes gens montent chez leur camarade, qui donnait un dîner d’adieu, et ces adieux les obligent à boire peut-être un peu plus qu’ils n’auraient dû. Ils questionnent leur hôte sur les habitants de la maison, il n’en sait rien seul: le domestique de leur ami répond à leur question: «Y a-t-il des mamselles au-dessus?» Il y en a beaucoup. – Après le dîner, les jeunes gens vont dans le cabinet de leur ami, et y écrivent une lettre enflammée à leur inconnue, pleine de protestations passionnées; ils la montent eux-mêmes, afin d’expliquer ce que la lettre pourrait avoir d’obscur.

— Pourquoi me racontez-vous des horreurs pareilles? – Après.

— Ils sonnent. Une bonne vient leur ouvrir, ils lui remettent la lettre en affirmant qu’ils sont prêts à mourir devant cette porte. La bonne, fort étonnée, parlemente, lorsque paraît un monsieur, rouge comme une écrevisse, avec des favoris en forme de boudins, qui les met à la porte sans cérémonie en déclarant qu’il n’y a dans l’appartement que sa femme.

— Comment savez-vous que ses favoris ressemblaient à des boudins? Demanda Betsy.

— Vous allez voir. Aujourd’hui j’ai voulu conclure la paix.

— Eh bien, qu’en est-il advenu?

— C’est le plus intéressant de l’affaire. Il se trouve que ce couple heureux est celui d’un conseiller et d’une conseillère titulaire. Le conseiller titulaire a porté plainte et j’ai été forcé de servir de médiateur. Quel médiateur! Talleyrand, comparé à moi, n’était rien.

— Quelle difficulté avez-vous donc rencontrée?

— Voici. Nous avons commencé par nous excuser de notre mieux, ainsi qu’il convenait: «Nous sommes désespérés, avons-nous dit, de ce fâcheux malentendu.» Le conseiller titulaire a l’air de vouloir s’adoucir, mais il tient à exprimer ses sentiments, et aussitôt qu’il exprime ses sentiments, la colère le reprend, il dit des gros mots, et je suis obligé de recourir à mes talents diplomatiques: «Je conviens que leur conduite a été déplorable, mais veuillez remarquer qu’il s’agit d’une méprise: ils sont jeunes, et venaient de bien dîner. Vous comprenez. Maintenant ils se repentent du fond du cœur et vous supplient de pardonner leur erreur.» Le conseiller titulaire s’adoucit encore: «J’en conviens, monsieur le comte, et suis prêt à pardonner, mais vous concevez que ma femme, une honnête femme, a été exposée aux poursuites, aux grossièretés, aux insultes de mauvais garnements, de misé…» Et, les mauvais garnements étant présents, me voilà obligé de les calmer à leur tour, et pour cela de refaire de la diplomatie, et ainsi de suite; chaque fois que mon affaire est sur le point d’aboutir, mon conseiller titulaire reprend sa colère et sa figure rouge, ses boudins rentrent en mouvement et je me noie dans les finesses du négociateur.

— Ah! Ma chère, il faut vous raconter cela! Dit Betsy à une dame qui entrait dans sa loge. Il m’a tant amusée! – Eh bien, bonne chance,» ajouta-t-elle en tendant à Wronsky les doigts que son éventail laissait libres; et, faisant un geste des épaules pour empêcher son corsage de remonter, elle se replaça sur le devant de sa loge, sous la lumière du gaz, afin d’être plus en vue.

Wronsky alla retrouver au Théâtre français le colonel de son régiment, qui n’y manquait pas une seule représentation; il avait à lui parler de l’œuvre de pacification qui, depuis trois jours, l’occupait et l’amusait. Les héros de cette histoire étaient Pétritzky et un jeune prince Kédrof, nouvellement entré au régiment, un gentil garçon et un charmant camarade. Il s’agissait, et c’était là le point capital, des intérêts du régiment, car les deux jeunes gens faisaient partie de l’escadron de Wronsky.

Wenden, le conseiller titulaire, avait porté plainte au colonel contre ses officiers, pour avoir insulté sa femme. Celle-ci, racontait Wenden, mariée depuis cinq mois à peine, et dans une situation intéressante, avait été à l’église avec sa mère et, s’y étant sentie indisposée, avait pris le premier isvostchik venu pour rentrer au plus vite chez elle. Les officiers l’avaient poursuivie; elle était rentrée plus malade encore, par suite de l’émotion, et avait remonté son escalier en courant. Wenden lui-même revenait de son bureau, lorsqu’il entendit des voix succédant à un coup de sonnette; voyant qu’il avait affaire à deux officiers ivres, il les jeta à la porte. Il exigeait qu’ils fussent sévèrement punis.

«Vous avez beau dire, Pétritzky devient impossible, avait dit le commandant à Wronsky, lorsque sur sa demande celui-ci était venu le trouver. Il ne se passe pas de semaine sans quelque équipée. Ce monsieur offensé ira plus loin, il n’en restera pas là.»

Wronsky avait déjà compris l’inutilité d’un duel en pareille circonstance et la nécessité d’adoucir le conseiller titulaire et d’étouffer cette affaire. Le colonel l’avait fait appeler parce qu’il le savait homme d’esprit et soucieux de l’honneur de son régiment. C’était à la suite de leur consultation que Wronsky, accompagné de Pétritzky et de Kédrof, était allé porter leurs excuses au conseiller titulaire, espérant que son nom et ses aiguillettes d’aide de camp contribueraient à calmer l’offensé; Wronsky n’avait réussi qu’en partie, comme il venait de le raconter, et la réconciliation semblait encore douteuse.

Au théâtre, Wronsky emmena le colonel au foyer et lui raconta le succès, ou plutôt l’insuccès de sa mission. Réflexion faite, celui-ci résolut de laisser l’affaire où elle en était, mais ne put s’empêcher de rire en questionnant Wronsky.

«Vilaine histoire, mais bien drôle! Kédrof ne peut pourtant pas se battre avec ce monsieur! Et comment trouvez-vous Claire ce soir? Charmante!… dit-il en parlant d’une actrice française. On a beau la voir souvent, elle est toujours nouvelle. Il n’y a que les Français pour cela.»

VI

Table des matières

La princesse Betsy quitta le théâtre sans attendre la fin du dernier acte. À peine eut-elle le temps d’entrer dans son cabinet de toilette pour mettre un nuage de poudre de riz sur son long visage pâle, arranger un peu sa toilette, et commander le thé au grand salon, que les voitures arrivèrent, et s’arrêtèrent au vaste perron de son palais de la grande Morskaïa. Le suisse monumental ouvrait sans bruit l’immense porte devant les visiteurs. La maîtresse de la maison, le teint et la coiffure rafraîchis, vint recevoir ses convives; les murs du grand salon étaient tendus d’étoffes sombres, et le sol couvert d’épais tapis; sur une table dont la nappe, d’une blancheur éblouissante, était vivement éclairée par de nombreuses bougies, se trouvait un samovar d’argent, avec un service à thé en porcelaine transparente.

La princesse prit place devant le samovar et ôta ses gants. Des laquais, habiles à transporter des sièges presque sans qu’on s’en aperçût, aidèrent tout le monde à s’asseoir et à se diviser en deux camps; l’un autour de la princesse, l’autre dans un coin du salon, autour d’une belle ambassadrice aux sourcils noirs, bien arqués, vêtue de velours noir. La conversation, comme il arrive au début d’une soirée, interrompue par l’arrivée de nouveaux visages, les offres de thé et les échanges de politesse, semblait chercher à se fixer.

«Elle est remarquablement belle comme actrice; on voit qu’elle a étudié Kaulbach, disait un diplomate dans le groupe de l’ambassadrice: Avez-vous remarqué comme elle est tombée?

— Je vous en prie, ne parlons pas de Nilsson! On ne peut plus rien en dire de nouveau, – dit une grosse dame blonde fort rouge, sans sourcils et sans chignon, habillée d’une robe de soie fanée: c’était la princesse Miagkaïa, célèbre pour la façon dont elle savait tout dire, et surnommée l’Enfant terrible à cause de son sans-gêne. La princesse était assise entre les deux groupes, écoutant ce qui se disait dans l’un ou dans l’autre, et y prenant également intérêt. – Trois personnes m’ont dit aujourd’hui cette même phrase sur Kaulbach. Il faut croire qu’on s’est donné le mot; et pourquoi cette phrase a-t-elle tant de succès?»

Cette observation coupa court à la conversation.

«Racontez-nous quelque chose d’amusant, mais qui ne soit pas méchant, – dit l’ambassadrice, qui possédait cet art de la causerie que les Anglais ont surnommé small talk; elle s’adressait au diplomate.

— On prétend qu’il n’y a rien de plus difficile, la méchanceté seule étant amusante, répondit celui-ci avec un sourire. J’essayerai cependant. Donnez-moi un thème, tout est là. Quand on tient le thème, rien n’est plus aisé que de broder dessus. J’ai souvent pensé que les célèbres causeurs du siècle dernier seraient bien embarrassés maintenant: de nos jours l’esprit est devenu ennuyeux.

— Vous n’êtes pas le premier à le dire,» interrompit en riant l’ambassadrice.»

La conversation débutait d’une façon trop anodine pour qu’elle pût longtemps continuer sur le même ton, et pour la ranimer il fallut recourir au seul moyen infaillible: la médisance.

«Ne trouvez-vous pas que Toushkewitch a quelque chose de Louis XV? Dit quelqu’un en indiquant des yeux un beau jeune homme blond qui se tenait près de la table.

— Oh oui, il est dans le style du salon, c’est pourquoi il y vient souvent.»

Ce sujet de conversation se soutint, parce qu’il ne consistait qu’en allusions: on ne pouvait le traiter ouvertement, car il s’agissait de la liaison de Toushkewitch avec la maîtresse de la maison.

Autour du samovar, la causerie hésita longtemps entre les trois sujets inévitables: la nouvelle du jour, le théâtre et le jugement du prochain; c’est ce dernier qui prévalut.

«Avez-vous entendu dire que la Maltishef, la mère, et non la fille, se fait un costume de diable rose?

— Est-ce possible? Non, c’est délicieux.

— Je m’étonne qu’avec son esprit, car elle en a, elle ne sente pas ce ridicule.» Chacun eut un mot pour critiquer et déchirer la malheureuse Maltishef, et la conversation s’anima, vive et pétillante comme fagot qui flambe.

Le mari de la princesse Betsy, un bon gros homme, collectionneur passionné de gravures, entra tout doucement à ce moment; il avait entendu dire que sa femme avait du monde, et voulait paraître au salon avant d’aller à son cercle. Il s’approcha de la princesse Miagkaïa qui, à cause des tapis, ne l’entendit pas venir.

«Avez-vous été content de la Nilsson? Lui demanda-t-il.

— Peut-on effrayer ainsi les gens en tombant du ciel sans crier gare! S’écria-t-elle. Ne me parlez pas de l’Opéra, je vous en prie: vous n’entendez rien à la musique. Je préfère m’abaisser jusqu’à vous, et vous entretenir de vos gravures et de vos majoliques. Eh bien, quel trésor avez-vous récemment découvert?

— Si vous le désirez, je vous le montrerai; mais vous n’y comprendrez rien.

— Montrez toujours. Je fais mon éducation chez ces gens-là, comment les nommez-vous, les banquiers? Ils ont des gravures superbes qu’ils nous ont montrées.

— Comment, vous êtes allés chez les Schützbourg? Demanda de sa place, près du samovar, la maîtresse de la maison.

— Oui, ma chère. Ils nous ont invités, mon mari et moi, à dîner, et l’on m’a dit qu’il y avait à ce dîner une sauce qui avait coûté mille roubles, répondit la princesse Miagkaïa à haute voix, se sachant écoutée de tous; – et c’était même une fort mauvaise sauce, quelque chose de verdâtre. J’ai dû les recevoir à mon tour et leur ai fait une sauce de la valeur de quatre-vingt-cinq kopecks; tout le monde a été content. Je ne puis pas faire des sauces de mille roubles, moi!

— Elle est unique, dit Betsy.

— Étonnante!» ajouta quelqu’un.

La princesse Miagkaïa ne manquait jamais son effet, qui consistait à dire avec bon sens des choses fort ordinaires, qu’elle ne plaçait pas toujours à propos, comme dans ce cas; mais, dans le monde où elle vivait, ce gros bon sens produisait l’effet des plus fines plaisanteries; son succès l’étonnait elle-même, ce qui ne l’empêchait pas d’en jouir.

Profitant du silence qui s’était fait, la maîtresse de la maison voulut établir une conversation plus générale, et, s’adressant à l’ambassadrice:

«Décidément, vous ne voulez pas de thé? Venez donc par ici.

— Non, nous sommes bien dans notre coin, répondit celle-ci avec un sourire, en reprenant un entretien interrompu qui l’intéressait beaucoup: il s’agissait des Karénine, mari et femme.

— Anna est très changée depuis son voyage à Moscou. Elle a quelque chose d’étrange, disait une de ses amies.

— Le changement tient à ce qu’elle a amené à sa suite l’ombre d’Alexis Wronsky, dit l’ambassadrice.

— Qu’est-ce que cela prouve? Il y a bien un conte de Grimm où un homme, en punition de je ne sais quoi, est privé de son ombre. Je n’ai jamais bien compris ce genre de punition, mais peut-être est-il très pénible à une femme d’être privée d’ombre.

— Oui, mais les femmes qui ont des ombres finissent mal en général, dit l’amie d’Anna.

— Puissiez-vous avoir la pépie, s’écria tout à coup la princesse Miagkaïa en entendant ces mots. La Karénine est une femme charmante et que j’aime; en revanche, je n’aime pas son mari.

— Pourquoi donc ne l’aimez-vous pas? Demanda l’ambassadrice. C’est un homme fort remarquable. Mon mari prétend qu’il y a en Europe peu d’hommes d’État de sa valeur.

— Mon mari prétend la même chose, mais je ne le crois pas, répondit la princesse; si nos maris n’avaient pas eu cette idée, nous aurions toujours vu Alexis Alexandrovitch tel qu’il est, et, selon moi, c’est un sot; je le dis tout bas, mais cela me met à l’aise. Autrefois, quand je me croyais tenue de lui trouver de l’esprit, je me considérais moi-même comme une bête, parce que je ne savais où découvrir cet esprit, mais aussitôt que j’ai dit, à voix basse s’entend, c’est un sot, tout s’est expliqué. – Quant à Anna, je ne vous l’abandonne pas: elle est aimable et bonne. Est-ce sa faute, la pauvre femme, si tout le monde est amoureux d’elle et si on la poursuit comme son ombre?

— Je ne me permets pas de la juger, dit l’amie d’Anna pour se disculper.

— Parce que personne ne nous suit comme nos ombres, cela ne prouve pas que nous ayons le droit de juger.»

Après avoir arrangé ainsi l’amie d’Anna, la princesse et l’ambassadrice se rapprochèrent de la table à thé, et prirent part à une conversation générale sur le roi de Prusse.

«Sur le compte de qui avez-vous dit des méchancetés? Demanda Betsy.

— Sur les Karénine; la princesse nous a dépeint Alexis Alexandrovitch, répondit l’ambassadrice, s’asseyant près de la table en souriant.

— Il est fâcheux que nous n’ayons pu l’entendre, répondit Betsy en regardant du côté de la porte. – Ah! Vous voilà enfin!» dit-elle en se tournant vers Wronsky, qui venait d’entrer.

Wronsky connaissait et rencontrait chaque jour toutes les personnes qu’il retrouvait ce soir chez sa cousine; il entra donc avec la tranquillité d’un homme qui revoit des gens qu’il vient à peine de quitter.

«D’où je viens? Répondit-il à la question que lui fit l’ambassadrice. Il faut que je le confesse: des Bouffes, et toujours avec un nouveau plaisir, quoique ce soit bien pour la centième fois. C’est charmant. Il est humiliant de l’avouer, mais je dors à l’Opéra, tandis que je m’amuse aux Bouffes jusqu’à la dernière minute. Aujourd’hui…»

Il nomma une actrice française, mais l’ambassadrice l’arrêta avec une expression de terreur plaisante.

«Ne nous parlez pas de cette horreur!

— Je me tais, d’autant plus que vous la connaissez toutes, cette horreur.

— Et vous seriez toutes prêtes à courir après elle, si c’était admis comme l’Opéra,» ajouta la princesse Miagkaïa.

VII

Table des matières

On entendit des pas près de la porte, et Betsy, persuadée qu’elle allait voir entrer Anna, regarda Wronsky. Lui aussi regardait du côté de la porte, et son visage avait une expression étrange de joie, d’attente et pourtant de crainte; il se souleva lentement de son siège. Anna parut. Elle traversa la courte distance qui la séparait de la maîtresse de la maison, d’un pas rapide, léger et décidé, qui la distinguait de toutes les autres femmes de son monde; comme d’habitude, elle se tenait extrêmement droite, et, le regard fixé sur Betsy, alla lui serrer la main en souriant, puis, avec le même sourire, elle se tourna vers Wronsky. Celui-ci salua profondément et lui avança une chaise.

Anna inclina légèrement la tête, et rougit d’un air un peu contrarié; quelques personnes amies vinrent lui serrer la main; elle les accueillit avec animation, et, se tournant vers Betsy:

«Je viens de chez la comtesse Lydie, j’aurais voulu venir plus tôt, mais j’ai été retenue. Il y avait là sir John: il est très intéressant.

— Ah! Le missionnaire?

— Oui, il raconte des choses bien curieuses sur sa vie aux Indes.»

La conversation, que l’entrée d’Anna avait interrompue, vacilla de nouveau, comme le feu d’une lampe prête à s’éteindre.

«Sir John!

— Oui, je l’ai vu. Il parle bien. La Wlatief en est positivement amoureuse.

— Est-il vrai que la plus jeune des Wlatief épouse Tapof?

— On prétend que c’est une chose décidée.

— Je m’étonne que les parents y consentent.

— C’est un mariage de passion, à ce qu’on dit.

— De passion? Où prenez-vous des idées aussi antédiluviennes? Qui parle de passion de nos jours? Dit l’ambassadrice.

— Hélas, cette vieille mode si ridicule se rencontre toujours, dit Wronsky.

— Tant pis pour ceux qui la conservent: je ne connais, en fait de mariages heureux, que les mariages de raison.

— Oui, mais n’arrive-t-il pas souvent que ces mariages de raison tombent en poussière, précisément à cause de cette passion que vous méconnaissez?

— Entendons-nous: ce que nous appelons un mariage de raison est celui qu’on fait lorsque des deux parts on a jeté sa gourme. L’amour est un mal par lequel il faut avoir passé, comme la scarlatine.

— Dans ce cas, il serait prudent de recourir à un moyen artificiel de l’inoculer, pour s’en préserver comme de la petite vérole.

— Dans ma jeunesse, j’ai été amoureuse d’un sacristain: je voudrais bien savoir si cela m’a rendu service.

— Non, sans plaisanterie, je crois que pour bien connaître l’amour il faut, après s’être trompé une fois, pouvoir réparer son erreur.

— Même après le mariage? Demanda l’ambassadrice en riant.

— «It is never too late to mend,» dit le diplomate en citant un proverbe anglais.

— Justement, interrompit Betsy: se tromper d’abord pour rentrer dans le vrai ensuite. Qu’en dites-vous?» demanda-t-elle en se tournant vers Anna qui écoutait la conversation avec un sourire.

Wronsky la regarda, et attendit sa réponse avec un violent battement de cœur; quand elle eut parlé, il respira comme délivré d’un danger.