Arthur Bernède

Vidocq

e-artnow, 2019
Contact: info@e-artnow.org
ISBN  978-80-268-9997-6

Premier épisode
LE FORÇAT ÉVADÉ

Table des matières

I
Le chien enragé

Table des matières

Le 12 juillet 1809 avait été le jour le plus chaud de l’année et le crépuscule du soir n’avait même pas apporté à la canicule qui, lourdement, pesait sur la campagne, cette détente qui permet aux êtres vivants de respirer un peu plus à l’aise.

Les routes, grises de poussière, étaient désertes… Les champs aussi… Dans les prés jaunis et desséchés, les troupeaux avaient cessé de paître pour se réfugier, en tas, dans les rares coins d’ombre que leur ménageaient les haies brûlées par le soleil, ou sous les arbres dont les feuilles grillées se détachaient lentement en tourbillonnant vers le sol.

Les oiseaux, invisibles, se taisaient. Les ruisseaux, desséchés, n’avaient plus de murmures. Partout, le silence, comme l’air, était de plomb… et, tout au lointain, la cloche d’une église de village, égrenant l’angélus, ajoutait encore par ses sonorités lasses et monotones à la torpeur des êtres et à l’engourdissement des choses.

Animant la nature morne, assoupie, de sa silhouette osseuse et fatiguée de vagabond des grandes routes, un homme ou plutôt le spectre d’un homme suivait, la sueur aux tempes, les lèvres desséchées, un chemin creux, encaissé, rocailleux que bordait un double fossé embroussaillé de ronces et de mûriers sauvages.

Portant sur son dos courbé une besace vide, s’appuyant à un gourdin solide, il marchait, les pieds nus, ses loques de mendiant collées à son corps efflanqué… et tout en mâchonnant ces mots que lui inspiraient la fièvre ou la démence :

— Maudite société ! Qu’as-tu fait de moi ?… Ah ! Mais je ne crèverai pas avant de m’être vengé… Non, non, je ne crèverai pas !… Ils n’ont pas eu ma peau… ils ne l’auront jamais !… Va, mon vieux, va toujours… Le diable est en toi et le diable est plus fort que le monde !

Tout à coup, le chemineau qui avait heurté une grosse pierre trébucha et faillit choir.

— Hé là ! fit-il, qu’est-ce que j’ai donc ?… On dirait que ça tourne ! C’est que ça fait deux jours au moins que je n’ai pas eu une croûte de pain sous la dent ; et dame, des fruits verts, des betteraves, des pommes de terre crues, c’est pas fait pour vous donner beaucoup de force !

« Un peu de courage… Il fera nuit dans deux heures et peut-être que je trouverai dans quelque basse-cour un œuf ou deux à gober, en attendant que je puisse me faire cuire une bonne poule !

Le vagabond voulut continuer sa route ; mais, de nouveau, il chancela.

— Allons, bon, voilà maintenant que ça me chante dans les oreilles, pire que si c’était un essaim d’abeilles qui bourdonnerait autour de moi.

« Y a pas… faut que je m’arrête ou je vais tomber faible … et ils seraient trop contents, messieurs les gendarmes, s’ils ramassaient ma guenille, avant que j’aie pu seulement leur crier gare !

Le malheureux, lourdement, se laissa glisser sur le talus… et, enlevant le méchant bonnet de coton déteint qui lui recouvrait le crâne, il essuya son front ruisselant avec la manche déchirée d’une vieille veste trouée au coude et qui avait dû, dix ans auparavant, servir d’uniforme à un soldat d’infanterie.

Cet homme, qui venait on ne sait d’où, représentait vraiment la misère dans ce qu’elle a de plus affreux et de plus déprimant.

Impossible de lui donner un âge, tant son corps étique, ses joues émaciées, sa barbe de plusieurs jours, sa chevelure poussée en touffes inégales et parsemées de nombreux fils d’argent contrastaient avec l’extraordinaire acuité d’un regard aussi clair, aussi brillant que celui d’un garçon de vingt ans.

Tout à coup, il poussa un cri :

— Aïe… ma jambe !

D’un geste las, il retroussa son pantalon de toile effilochée, qui laissait apparaître, à la hauteur de la cheville gonflée à éclater, une bande rougeâtre, qui, large de plusieurs centimètres, ressemblait à une cicatrice.

—Y a pas, grommela-t-il en hochant la tête : quand les « argousins » vous marquent, c’est bien pour la vie…

« On a beau leur échapper, faut toujours qu’ils vous fassent souffrir !

Et, poussant un profond soupir, il ajouta :

— C’est dur, tout de même d’en être là… surtout quand on ne l’a pas mérité !

« Ah ! si je pouvais seulement une fois manger à ma faim, boire à ma soif, et surtout me coucher dans un lit aux draps bien propres, bien frais… et m’endormir doucement… tout doucement, sans plus penser à rien… Ce me serait égal, après, de ne plus me réveiller…

« Car mieux vaut mourir libre que vivre au bagne, rivé à un boulet et roué de coups par les « chiourmes »,

« Hein ! Qu’est-ce que tu dis là, mon vieux François ! Mourir ! Toi ! Mais tu deviens fou, mon bonhomme !…

« Mourir ! Allons ! Allons ! Réveille-toi, clampin ! Tu sais ce que tu vaux, car tu sais ce que tu veux… Debout… oui, debout donc…

« En avant, maudite carcasse !… Continue ton voyage… Dans trois jours tu seras à Paris… et alors… oui, alors… on verra ce qu’on verra !

Réconforté par l’exhortation mystérieuse qu’il venait de s’adresser, le vagabond se redressa sur les genoux et, cueillant quelques mûres qui, saupoudrées de poussière, semblaient ironiquement s’offrir à sa détresse, il les portait lentement à sa bouche, lorsque, tout à coup, il s’arrêta.

Deux voix claires, argentines, s’élevaient d’un petit bois qui surplombait le chemin creux dans lequel il s’était arrêté.

L’une ordonnait, déjà impérieuse :

— Viens donc, Tiennot, viens vite… Rentrons chez nous ! L’autre répondait, mutine, obstinée :

— Non, Fanchette, non… j’veux pas !

La figure du miséreux s’éclaira d’un rayonnement révélant, sous la sauvagerie de ses allures et l’âpreté de ses traits, une sorte de bonté intérieure qui, subitement, transformait la bête fauve traquée qu’il semblait être en une créature profondément sensible et humaine.

Rampant le long du talus, il écarta avec précaution, de ses mains maigres, parcheminées, aux doigts longs et noueux, les épines acérées dont il ne sentait pas les piquants…

Aussitôt, sa figure s’adoucit en un attendrissement étrange.

Maintenant, il était presque beau… tant il émanait de lui de sincère émotion, de naïve tendresse.

— Un enfant ! murmura-t-il d’une voix tremblante.

Ses yeux qui se voilaient d’une buée légère, ses yeux qui ne devaient plus savoir pleurer, demeurèrent fixés avec une sorte d’extase sur un petit paysan de six à sept ans qui, un doigt dans la bouche et l’air buté, dodelinait son front rose sous l’auréole de ses beaux cheveux blonds, tandis qu’une fillette, sa sœur sans doute, à peine plus âgée que lui, le tirait par le bras en menaçant :

— Si tu ne m’obéis pas, je le dirai à la « mère »… Tu seras encore fouetté… et avec des orties, c’te fois !

Mais le gamin s’obstinait.

— J’veux chercher Bas-Rouge ! La fillette ripostait :

— Bas-Rouge est un vilain chien qui se sauve tout le temps de la maison… Voilà trois jours qu’il est parti… Il ne reviendra plus maintenant.

Échappant à sa sœur, le petit Tiennot se mit à courir sous les arbres tout en appelant :

— Bas-Rouge !… Bas-Rouge ! Fanchette s’élança à sa poursuite.

Mais le petit avait de l’avance et trottait vite. Elle allait pourtant le rejoindre lorsque, soudain, elle demeura figée sur place, les traits convulsés par une frayeur soudaine.

Un gros chien beauceron, sans collier, à poil noir et ras, aux pattes couleur de feu, maigre, efflanqué, l’œil fixe, ardent, la queue basse, la gueule écumante, la langue pendante, bleuâtre et couverte de poussière, venait de surgir d’un fossé à quelques mètres de Tiennot qui, l’apercevant, s’écria en gambadant :

— Bas-Rouge !… mon p’tit Bas-Rouge !

Tout joyeux, il s’approchait pour caresser l’animal qui faisait entendre un aboiement rauque, ininterrompu, lorsque Fanchette, blême d’effroi, bondit sur son frère en clamant :

— N’y touche pas, Tiennot ! N’y touche pas ! Il est enragé !

Elle voulut entraîner l’enfant, s’enfuir avec lui… Elle n’en eut pas le temps… Le chien s’était précipité vers eux, les crocs menaçants et tout luisants de la bave mortelle… Déjà son museau de bête en furie frôlait presque le bras du pauvre enfant qui ne pouvait que répéter, suppliant et terrifié :

— Bas-Rouge, mon Bas-Rouge… Ne me mords pas !… C’est moi, ton petit Tiennot !

L’horrible mâchoire s’entrouvrait pour l’étreinte mortelle… lorsqu’un coup de matraque formidable atteignit Bas-Rouge aux reins, le forçant à rouler sur le sol.

Le chien, à moitié assommé, mais furieux encore, se retourna contre le bâton du chemineau et y enfonça ses crocs avec frénésie.

— Sauvez-vous, les petits ! Sauvez-vous ! hurlait l’homme, qui, prompt comme l’éclair, empoignait audacieusement Bas-Rouge par le cou et, l’immobilisant dans ses doigts d’acier, serrait jusqu’au moment où les yeux injectés de la bête se voilèrent, en même temps qu’un dernier spasme lui raidissait les membres et qu’un râle suprême s’exhalait de sa gorge écrasée.

Sentant qu’il n’avait plus entre les mains qu’un cadavre, le vagabond desserra son étreinte et Bas-Rouge retomba à terre, où il demeura étendu inerte…

Le chien enragé était mort !

— Ah ! Les vilains mioches !… Vrai ! Ils me feront mourir, ils me feront damner ! lançait la voix courroucée d’une robuste paysanne qui accourait, essoufflée, sa coiffe au vent, toute vibrante de colère et d’angoisse.

C’était la mère !

Partie à la recherche de ses enfants, la campagnarde avait assisté de loin à cette scène qui s’était déroulée avec une rapidité aussi tragique que foudroyante.

Empoignant par le bras Fanchette et Tiennot qui, fous de peur, n’avaient pas eu la force de déguerpir, la Martoche, comme on l’appelait dans le pays, se mit à les secouer furieusement, tout en les invectivant :

— Ça vous apprendra à vous en aller galvauder comme ça ! Vous verrez qu’un beau jour Croque-mitaine vous emportera dans sa hotte !…

« Et ce sera bien fait pour vous, mauvaise graine !

Puis, se retournant vers le chemineau qui contemplait les deux enfants avec une expression de joie touchante et quasi paternelle, la campagnarde demanda :

— Elle ne vous a pas mordu au moins, cette sale bête de malheur ?

— Je ne lui en ai pas laissé le temps, déclarait l’inconnu avec une tranquille assurance.

Mais le sentiment maternel reprenait le dessus, la fermière saisit ses deux enfants et les embrassa violemment tout en haletant :

— Mon Tiennot ! Ma Fanchon !… Ah ! mes petits ! mes pauvres petits !

« Dites-lui au moins merci à ce brave homme !

Et elle les poussa tous deux vers le chemineau.

Doucement, celui-ci appuya ses mains calleuses sur leurs fronts blancs ; et, sans oser les attirer vers lui, il resta là, immobile, les yeux à demi fermés en murmurant, comme éperdu dans une mystérieuse et profonde rêverie :

— Enfin ! j’ai donc fait une bonne action ! « Allons ! cela va peut-être me porter bonheur !

Émue, dominée par l’attitude étrange de cet homme qui se révélait à elle sous le triple aspect de la misère, du courage et de la bonté, la Martoche reprenait brusquement :

— Venez donc avec nous jusqu’à la ferme manger un morceau et boire un bon coup ; car, vrai, mon pauvre vieux… vous devez en avoir joliment besoin.

— C’est pas de refus ! acceptait le vagabond.

Dans leur naïve et instinctive gratitude, Fanchette et Tiennot s’étaient emparés des mains de leur sauveur ; et ce furent eux qui le conduisirent jusqu’à la maison dont on apercevait à travers la feuillée le toit de chaume, au milieu duquel une cheminée bossue, rabougrie, laissait échapper une colonne de fumée qui s’élevait toute droite vers le ciel.

Le bref trajet fut vite parcouru.

Les enfants avaient repris une partie de leur aplomb. Fanchette souriait, rassurée ; et le petit Tiennot, qui n’avait pas encore compris, demandait :

— Pourquoi qu’il voulait nous mordre, Bas-Rouge ? Il n’était pourtant pas méchant !

La Martoche, qui avait pris les devants, ouvrait toute grande la porte de sa demeure au vagabond. Celui-ci, déjà réconforté par cette atmosphère de rusticité accueillante et saine, semblait renaître à la vie.

Pénétrant dans une vaste salle au sol en terre battue, très propre, bien balayée, avenante même avec son vaisselier ciré, ses grandes armoires reluisant comme une glace et ses lits qui disparaissaient sous de vastes rideaux en toile écrue à carreaux blancs et rouges, il respira largement, flairant l’odeur appétissante d’une soupe au lard qui mijotait dans une marmite suspendue au milieu d’une vaste cheminée au-dessus d’un feu de braise rutilante.

— Asseyez-vous là, invita la fermière, en désignant au vagabond un banc près de la fenêtre.

« Fanchon, va vite au cellier tirer un pichet de vin frais ! Ouvrant une huche, elle y prit un gros pain enveloppé dans un torchon tout blanc, l’apporta sur la table qui tenait tout le milieu de la pièce et en coupa une large tranche.

Elle sortait d’un garde-manger un vaste plat contenant une motte de beurre d’au moins deux livres, lorsqu’une voix rude, autoritaire, retentit :

— Eh ben ! quoi donc, la Martoche, v’là que tu reçois « cheux nous » des « drogues », des « propariens » de grand-route !

« T’as donc envie qu’une nuit on nous emporte not’ bas de laine ou qu’on fiche le feu à not’ grange ?

S’avançant vers son homme — un vigoureux laboureur qui, en tenue de travail, sa chemise échancrée sur sa poitrine velue, une faucille suspendue à sa ceinture de cuir, au-dessus du pantalon en velours à côtes, se profilait sur le seuil et barrait la porte de sa haute et puissante stature —, la Martoche répliqua vivement :

— Avant que de causer, Jérôme, tâche de m’écouter un peu. Ce « drogue », ce « proparien » comme tu l’appelles, eh bien ! il vient de sauver nos mioches !

— Quoi que tu me chantes là ? s’exclama le campagnard, toujours méfiant et sur la défensive.

— Bas-Rouge avait la rage, expliquait la fermière. Il a voulu se jeter sur les enfants… et sûr qu’il les aurait dévorés tous les deux, si ce brave homme-là ne s’était pas jeté sur lui et ne l’avait étranglé en moins de temps que je n’en mets pour occire un lapin !

— Tu as fait cela, toi ?… interrogeait le fermier qui, tout saisi, s’avançait vers le chemineau.

Celui-ci eut un simple hochement de tête affirmatif. Alors, mettant sa main sur son épaule, et le fixant bien dans les yeux, le laboureur martela d’une voix ferme :

— J’sais pas qui qu’tu es, d’où que tu viens… ni où que tu vas… Mais t’es un ami, et ici, tu seras toujours chez toi…

— Merci !… fit d’une voix sourde le trimardeur en baissant le front.

— Comment ! reprit Jérôme, c’est toi qui me dis merci !

— Oui, parce que, depuis bien longtemps, c’est la première parole de bonté que j’entends ; et ça me fait tellement de bien, que je ne trouve pas de mots pour vous le dire.

— Alors, t’es si malheureux que ça ? questionnait le paysan, en s’asseyant près de son hôte.

— Ça se voit, n’est-ce pas ? fit celui-ci.

— Oui, ça se voit… Écoute-moi, je vais avoir besoin d’aide pour la moisson. Si tu te sens un peu de cœur à l’ouvrage, reste ici. Tu seras bien nourri… Tu coucheras tous les soirs sur de la paille fraîche et je te donnerai une pistole, tu m’entends, une belle pistole, quand tu t’en iras.

« Si ça te chante, tope là ! Jamais Jérôme Leblanc n’a manqué à sa parole.

— Vous êtes bien bon…, reprenait le vagabond, mais je ne peux pas.

— À cause ?

— Vous seriez volé dans l’affaire.

— Volé !

— Je ne pourrais guère abattre de besogne. Je n’ai plus beaucoup de forces…

— Pourtant, tu en as eu assez pour étrangler Bas-Rouge !

— C’est pas la même chose… Voyez-vous, quand on se trouve en face de deux petits enfants qui sont attaqués par un chien enragé et qu’on se dit : « Si jamais seulement il les touche de la dent, ils sont perdus, ils mourront, et de quelle mort… la plus affreuse de toutes… » Oh ! alors on oublie sa faiblesse, on est comme galvanisé on s’élance, on fonce, on ne pense plus à rien qu’à eux à ces innocents… et on tue !… Mais après… oh ! après, on redevient ce qu’on était avant… une pauvre loque qui s’en va au gré du vent… qui se déchire chaque jour davantage… et qui finit, quand il n’y en a plus qu’un lambeau, par rester accrochée à quelque roncier de la route !

Fanchon revenait avec son pichet de vin dont elle remplit jusqu’au bord un grand verre qu’elle avait pris dans le vaisselier. La Martoche, qui avait fini de beurrer l’énorme tartine, l’apporta au chemineau.

Tandis qu’il mangeait et qu’il buvait en silence, Jérôme Leblanc l’examinait avec attention.

Bientôt il reprit avec une expression de curiosité bienveillante :

— T’as pas toujours été comme ça, mon pauvre diable ?

— Pourquoi me dites-vous cela ? reprit vivement le trimardeur.

— D’abord parce que tu ne causes pas comme ceux de la route… et puis, quand on te regarde bien, on a comme qui dirait l’idée que t’as autrefois porté d’autres hardes que celles-là.

— Peut-être !

—… Et que tu as eu du malheur… beaucoup de malheur… ou bien que t’as…

Mais, se redressant, l’inconnu coupait d’une voix sombre :

— Du malheur seulement, et plus que vous ne pouvez le croire… Ah ! si vous saviez !…

« Moi aussi, j’ai eu une femme et des enfants… J’ai été heureux… très heureux pas longtemps… trois années à peine… et puis… et puis.

Un sanglot l’étranglait

— Laisse-le donc tranquille ! lançait la Martoche à son mari.

« Tenez, mon ami, buvez un coup !

Mais le petit Tiennot qui, oublieux déjà du danger qu’il avait couru, était allé s’asseoir sur le seuil de la porte et jetait des miettes de pain aux canards qui regagnaient en boitillant leur basse-cour, se relevait en criant :

— Hé ! la mère, v’là les gendarmes !

À ces mots, le vagabond eut un sursaut, et laissa tomber sur le sol le verre qu’il portait à ses lèvres.

— Bon Dieu ! s’exclama Jérôme Leblanc. C’est-y que tu serais un voleur ou un assassin ?

Puis il se tut, les poings serrés, la bouche menaçante…

— Mon homme ! fit la Martoche en s’élançant vers son mari.

Dans ce simple mot, il y avait un si noble cri de pitié, un tel rappel à la reconnaissance… un si ardent désir de sauver à son tour cet inconnu, si coupable fût-il, que le paysan, touché en plein cœur, n’hésita plus une seconde.

Étendant le bras vers une échelle de meunier qui donnait accès au grenier surplombant directement la salle, il dit au chemineau qui s’était dressé frissonnant, glacé, l’œil hagard :

— Grimpe là-haut… cache-toi dans le foin… et surtout ne bouge pas. Allons, décampe !

L’inconnu ne se le fit pas dire deux fois. En quelques enjambées, il escalada les échelons, souleva une trappe et disparut.

Il était temps !

Des pas de chevaux retentissaient dans la cour de la ferme et une voix sonore lançait :

— Hé ! Leblanc ! Hé ! la Martoche !

— Vous, les petits, ordonnait le père, retenez vos langues ; et si les gendarmes vous demandent quelque chose, dites que vous ne savez rien. Compris, n’est-ce pas ?

— Oui, p’pa !

— Hé ben ! quoi donc ?… s’impatientait la grosse voix toute proche. Y a donc personne dans la maison, ou c’est y des fois que vous vous couchez plus tôt que vos poules ?

Le fermier Leblanc, après avoir échangé un rapide coup d’œil d’intelligence avec sa femme, s’avançait sur le seuil.

Deux gendarmes, montés sur de solides chevaux normands, s’étaient arrêtés devant la porte.

— Me v’là, brigadier… me v’là…, fit le paysan… Quoi qu’y a pour vot’ service ? C’est-y que vos bêtes de chevaux auraient soif, et peut-être ben vous aussi, par-dessus le marché ?

— Il s’agit bien de ça…, répliqua d’un ton sévère le représentant de l’autorité.

« Depuis ce matin nous sommes à la poursuite d’un bandit.

— Pas possible !… feignit de s’étonner Jérôme.

— Parfaitement…, appuyait le brigadier avec importance et gravité. Il s’agit d’un dénommé François Vidocq, qui s’est échappé du bagne et qui a été condamné à mort par contumace.

— Ah ! mon bon Jésus ! ponctuait la Martoche qui avait rejoint son homme.

Le gendarme précisait :

— Il est vêtu d’une vieille tunique de soldat d’infanterie et il a bien l’air de ce qu’il est, c’est-à-dire d’un brigand bon pour la guillotine.

« Peut-être bien que vous l’avez rencontré par là ou vu rôder dans les parages ?

— Ma foi non…, répliquait Jérôme, et toi, la Martoche ?

— Moi j’crois que si ! affirmait la paysanne, avec toutes les apparences de la plus complète sincérité.

Et elle ajouta :

— Tout à l’heure, en revenant du lavoir, j’ai rencontré un bonhomme tout à fait comme vous dites et qui se faufilait dans le bois Martin du côté de la route qui conduit à la forêt de Malveme.

Le brigadier, qui n’avait aucune raison de suspecter les déclarations de la Martoche, dit à son compagnon :

— Alors, vite en chasse !…

« Sale gibier que ce Vidocq ! Je donnerais bien un beau louis d’or pour le voir entre nous deux, menottes aux mains et en route pour la ville… où on lui fournirait le logement qui convient à un gredin de son espèce !

Tandis que les deux gendarmes s’éloignaient, Jérôme et la Martoche rentraient dans la maison.

Fanchette et Tiennot qui, de la porte, avaient assisté à toute cette scène, regardaient leurs parents, muets de surprise.

— La Martoche, lança Jérôme, trempe-nous la soupe ! « Allez, les p’tiots, à table !

Mais les deux enfants ne bougeaient pas. Soudain Fanchette se mit à pleurer.

— Quéque tu as, toi ? interrogea la mère.

— J’ai peur, répliqua la fillette, en se cachant la tête avec son coude.

— Du chemineau ? lança Jérôme.

— Non, p’pa… j’ai peur de m’sieu le curé.

— M’sieu le curé ? s’étonnait le fermier.

— Oui, p’pa… Quand j’irai à confesse et que je lui raconterai…

— Quoi ?

— Que tu m’as ordonné de… mentir…

— Eh ben ?

— Il me dira que j’irai tout droit en enfer… et moi je ne veux pas, là !

Alors, avec une sérénité d’âme, une loyauté de conscience qui lui donnaient tout à coup l’allure austère et inspirée d’une femme de la Bible, la paysanne reprit :

— M’sieu le curé te grondera p’têt’, ma fille, mais le bon Dieu, lui, nous donnera sûrement raison !

II
Ce qu’était Vidocq

Table des matières

Tapi entre les bottes de foin qui remplissaient le grenier, le forçat évadé n’avait rien perdu du dialogue échangé à haute voix dans la cour de la ferme, entre ses hôtes et les gendarmes.

— Allons, soupira-t-il, me voilà encore une fois tiré d’affaire !… N’empêche que j’aurai bien du mal à m’en sortir tout à fait.

« Depuis mon évasion de Toulon, le télégraphe optique a dû faire marcher ses ailes sans relâche… Partout, la maréchaussée a mon signalement. Pas moyen de me procurer une autre défroque. Il me faudrait voler pour cela… et voler, ah ! non, je ne veux pas !…

« Eh bien ! j’en serai quitte pour me cacher le jour et voyager la nuit… Mais ils ne m’auront pas !… non… ils ne m’auront pas !…

À peine avait-il murmuré ces mots que la trappe se soulevait lentement, laissant apercevoir la tête du fermier Jérôme qui, tout de suite, attaquait :

— Les gendarmes sont partis à ta recherche… Tu vas rester là un moment…

« Tu peux dormir un somme si tu veux… Quand il fera tout à fait nuit, je viendrai te réveiller et je te ferai filer par le jardin.

Vidocq esquissa un geste de remerciement ; mais déjà la trappe s’était refermée ; et, se laissant aller à la fatigue qui l’accablait, le forçat évadé, les nerfs détendus, déprimé, anéanti, se coucha tout de son long, fermant les yeux… et, presque instantanément, il s’endormit d’un sommeil de plomb.

Quel était donc ce bagnard en rupture de chaîne, ce condamné à mort, ce François Vidocq qui, traqué par la police, errant sur les grandes routes comme une bête fauve échappée de sa cage, venait si courageusement, au péril de sa vie, de sauver deux petits enfants ?

Il faudrait un volume, et même plusieurs, pour narrer dans tous ses détails ce qu’a été l’existence de cet homme extraordinaire, héros de l’histoire que nous avons entrepris de conter.

Car Vidocq n’est pas un personnage inventé de toutes pièces, ni même réalisé selon une légende plus ou moins vraisemblable ou d’après des documents plus ou moins exacts.

Vidocq, dont le nom, à travers les âges, est demeuré populaire jusque dans les coins les plus reculés de nos campagnes françaises, Vidocq, qui symbolise aux yeux de nos concitoyens, et même à l’étranger, le policier-type, le roi des détectives, comme on dit de nos jours, a réellement vécu l’existence que nous allons retracer, a traversé toutes les péripéties que nous nous efforçons de présenter fidèlement à nos lecteurs… personnage formidable et parfois fantastique qui a imprimé sur son époque la marque ineffaçable, indestructible de son génie spécial, mais indiscutable et indiscuté !

Calomnié, vilipendé, sali, comme le sont, la plupart du temps, ceux qui ont assumé la tâche, rude entre toutes, de se battre avec le crime, il nous est apparu, au cours des recherches historiques auxquelles nous nous sommes livrés sur ses actes et de l’étude approfondie que nous avons faite de son caractère, comme une force de la nature, un torrent tumultueux, jailli d’un rocher aride, d’un chaos dévasté, mais sachant, au besoin, se canaliser, s’endiguer, disparaître sous des tunnels, sous des cavernes, pour se transformer en une rivière calme, limpide, se divisant en innombrables ruisseaux, mais n’en continuant pas moins à tout emporter sur son passage.

Je ne m’en cache pas, je me suis pris d’admiration et même de sympathie pour ce personnage que je crois bien connaître et qui jamais, au cours de sa carrière de policier, traversée par les aventures personnelles que nous allons évoquer, ne s’est laissé amoindrir par cette déformation professionnelle qui, rarement, mais parfois cependant, dénature, diminue certains gardiens de l’ordre social au point d’en faire des tyranneaux injustes et sans pitié, quand ils n’ont pas la faiblesse plus redoutable encore de s’acoquiner avec ceux qu’ils sont chargés de combattre.

Vidocq a été, je ne dirai pas une manière d’apôtre, mais plutôt un incomparable chasseur. Son vrai patron n’est point saint Georges, mais saint Hubert… Il n’a rien du chevalier, il a tout du grand veneur… Il est implacable, rusé, tenace, mais brave, audacieux, généreux même, payant toujours de sa personne, tour à tour secoué par sa haine invincible et grandi par des fiertés inattendues.

Mais n’anticipons pas sur les événements ; ne nous laissons pas emporter par l’enthousiasme, le lyrisme de l’auteur qui, plein de son sujet, se laisse aller avant l’heure à des digressions intéressantes peut-être pour lui, mais fastidieuses pour ceux qui lui font l’honneur de lui accorder leur confiance… et revenons au vagabond, au forçat en rupture de ban, dormant enfin en paix dans le grenier des fermiers Leblanc…

François Vidocq, né à Arras en 1775, était le fils d’un boulanger.

Tout jeune, il avait manifesté de réelles aptitudes intellectuelles.

Il avait appris à lire et à écrire, presque seul… et sa grande joie était de dévorer indistinctement tous les livres et principalement les récits d’aventures et de voyages qui lui tombaient sous la main.

Sa mère, excellente créature, à l’esprit borné et sans aucune autorité dans son ménage, répétait souvent aux commères de son entourage :

— Not’ garçon sera un savant.

Mais son père, un bonhomme fruste, despote, ne l’entendait pas de cette oreille-là.

— Tu seras mitron, avait-il déclaré à son fils, sur un ton qui n’admettait pas de réplique.

Et François fut mitron.

À partir de ce jour, ce fut entre le père et le fils une lutte incessante qui atteignit souvent des proportions homériques.

Aussi obstinés l’un que l’autre dans leurs vues, ils vivaient dans un état de conflit permanent, au cours duquel l’enfant devenu jeune homme recevait fréquemment de cuisantes corrections qui, d’ailleurs, ne calmaient en rien son goût pour la lecture.

Mme Vidocq, qui tremblait sans cesse devant son terrible époux, n’osait intervenir au cours de ces discussions, qui se terminaient invariablement par de formidables paires de claques et même de rudes coups de bâton à l’adresse du mitron récalcitrant.

Celui-ci, quand il avait été par trop battu, et, par surcroît, condamné au pain sec et à l’eau, n’avait pour toute ressource que d’aller se réfugier chez de compatissants voisins, le digne épicier Le Rond et sa digne compagne La Rondelle que l’on avait surnommée ainsi en raison de la corpulence débordante de son accorte personne.

Ces braves gens le consolaient de leur mieux, lui offraient sa part de pot-au-feu à la table familiale et allaient même jusqu’à mettre à sa disposition les vieux bouquins qu’ils achetaient pour les transformer en cornets de papier destinés à enfermer leurs denrées alimentaires.

Mais un beau jour, après une paternelle et magistrale raclée qui coïncidait exactement avec son dix-septième anniversaire, le jeune Vidocq, muni d’un mince bagage et d’une bourse plus légère encore — car elle ne contenait que les maigres économies amassées péniblement, sol par sol depuis son enfance —, quittait le domicile paternel pour se lancer dans l’inconnu.

Son intention était de s’embarquer à Ostende, de faire voile, comme on disait alors, vers les Amériques et là, faute d’y tailler un empire, d’y réaliser au moins une grosse fortune.

Mais son voyage fut de courte durée.

Assailli aux environs de Dunkerque par une bande de malfaiteurs qui le dépouillent de son infime trésor, laissé par eux assommé, à moitié mort sur la banquette du chemin, le voilà seul, sans ressources, privé de tout, abandonné, malade… au bout de trois jours de liberté.

Va-t-il rentrer chez lui… implorer son pardon… reprendre son tablier de « geindre » et replonger ses bras résignés dans le pétrin ?

Ah ! que non ! Vidocq a goûté à l’indépendance… et si amère se soit-elle montrée pour lui à ses débuts, il n’y renoncera pas, il poursuivra sa destinée.

Il se fait embaucher comme valet de ferme, puis un soir dans une grange de village, il sert de compère à l’escamoteur acrobate Comus qui, frappé par son intelligence, l’engage comme paillasse.

Bientôt, las d’un rôle qu’il considère comme dégradant, il quitte la France, passe en Autriche et s’engage dans les hussards.

Mais Vidocq a le sang près de la peau, Vidocq a mauvais caractère. Il ne peut se plier à la rude discipline à laquelle il est assujetti… Il regimbe… Il est condamné à la schlague… et, plutôt que de subir une punition qu’il considère encore plus humiliante que douloureuse, il déserte, revient en France, repasse par Arras, se précipite dans les bras de sa mère qui en perd à moitié connaissance, tombe aux genoux de son père qui lui pardonne et qui, pour fêter le retour de l’enfant prodigue, à défaut de veau gras, fait mettre un poulet plus ou moins dodu à la broche.

Mais le jeune François ne peut se résigner à fabriquer du pain…

L’horizon du fournil est trop étroit pour ses espérances. Quelques jours après il part, en excédent, avec une troupe de comédiens dont l’étoile, une petite actrice coquette et sans scrupules, lui a tourné l’esprit.

Bientôt la comédienne renonce à le traîner dans ses bagages…

Alors, il s’engage dans le régiment de Bourbon.

Sa taille, sa bonne mine, son adresse aux armes lui valent l’avantage d’être immédiatement placé dans une compagnie de chasseurs.

Toujours susceptible, violent, agressif, querelleur, il s’attire une série de duels, tue deux de ses adversaires, en blesse une demi-douzaine. Et les choses vont encore mal tourner pour lui lorsque monte sur tout le territoire le cri sublime : « La patrie est en danger ! »

C’est la grande guerre de 92… L’immortelle campagne de la France dressée contre les tyrans !

Il se bat comme un lion… conquiert le grade de lieutenant et est envoyé en garnison à Lille.

Entre deux campagnes, il fait la connaissance d’une très jolie personne, Annette Chevalier, fille d’un membre du tribunal révolutionnaire de Douai.

Il en devient éperdument amoureux et obtient sa main. Alors Vidocq se transforme entièrement… Il se calme, il s’assagit, il est l’époux le plus dévoué, l’amant le plus fidèle, le plus tendre.

La naissance de deux fils ajoute encore au bonheur que lui donne celle qu’il aime et dont il a toutes les raisons de se croire aimé.

Il fait de beaux rêves, il a de grands projets… Beaucoup plus pour sa femme et pour ses enfants que pour lui-même, il veut s’illustrer dans la carrière des armes où il a fait de si brillants débuts. Il se sent une âme de chef…

Toutes ses turbulences se sont transformées en une fièvre d’ambition qui le grandit vis-à-vis de lui-même…

Stimulé par l’exemple des jeunes généraux de la République, il veut à son tour conquérir le grade qui lui donnera la fortune et la gloire.

Et lorsque le soir, près du berceau où reposent côte à côte son petit Jacques et son petit Robert qu’il s’est pris à adorer avec cet élan, cette fougue, cette passion qu’il apporte dans toutes les manifestations de sa vie, la main dans celle de sa compagne que sa double maternité a encore embellie, il se sent pénétré de son bonheur et si sûr de sa destinée qu’il ne cesse de répéter :

— Annette, que nous sommes heureux !

Vidocq, aveuglé par la joie qui le transporte, n’a pas vu s’amonceler au-dessus de son toit le plus effroyable des orages… Il n’a pas flairé la trahison qui s’est installée à son foyer. Il n’a pas remarqué chez son Annette certaines hésitations, certaines tristesses songeuses, certaines rougeurs qui auraient dû lui donner l’éveil. Il continue à la regarder, à l’admirer à travers le prisme de son immense amour.

Et pourtant, un soir, en rentrant de manœuvres, il trouve la maison vide.

Annette s’est enfuie avec ses deux enfants.

Tout d’abord, il demeure atterré ; il ne veut pas croire que cela soit possible.

Annette partie, elle qui, deux jours avant, le serrait dans ses bras… Annette partie… avec ses deux fils !

Il la cherche partout… dans la demeure, dont la coquetterie simple et la gaieté lumineuse ajoutent encore à la cruauté de sa détresse.

Il court, comme un fou, là où il espère la rencontrer… mais personne !

Cependant il n’y a pas eu entre eux la moindre querelle. Quand il l’a quittée, l’avant-veille, jamais son baiser ne lui a paru plus doux, plus sincère en dévouement et en tendresse.

Enfin, à force de harceler de questions, de prier, de menacer, la jeune fille de campagne lourdaude et craintive qui, depuis son mariage, est à son service, il apprend d’elle l’inconcevable et tragique vérité.

Annette s’est fait enlever par un jeune homme qui, depuis quelque temps, la courtisait en secret et elle a emporté ses enfants !

Un instant, Vidocq a l’impression qu’il va perdre la raison.

Mais avec un courage surhumain, il veut se ressaisir… Il y parvient.

Il interroge la servante :

— Le nom de cet homme ? clame-t-il éperdu.

— Je ne le connais pas.

— L’avez-vous vu ?

— Oui.

— Comment est-il ?

— Il a l’air d’un ci-devant aristocrate.

— Il est jeune ?

— Oui, il est jeune.

— Et beau, sans doute ?

— Oui, très beau.

— Et riche ?

— Très riche.

— Et tu ne m’as rien dit ?… Tu ne m’as pas prévenu ?

— Je n’ai pas osé.

— Ah ! stupide engeance ! Et sais-tu au moins quelle direction ils ont prise ?

— Non, je ne sais pas.

— Allons, ne me mens pas… parle, mais parle donc !

— Je ne sais pas, je vous le jure. Je ne sais pas !

Comprenant qu’il ne pourrait rien tirer de cette fille, Vidocq s’était précipité chez son colonel… type de vieux soldat sans peur et sans reproche et ne connaissant qu’une chose : la consigne.

— Mon colonel, lui dit-il, tout frémissant de douleur et de colère, ma femme vient de s’enfuir avec un amant.

« Je viens vous demander un congé…

— C’est impossible, lieutenant, répliquait l’officier. Nous partons demain pour les Flandres et j’ai l’ordre formel de présenter mon régiment au complet.

— Mon colonel, ma femme a emmené avec elle mes deux petits enfants.

— Lieutenant, je vous plains, mais je ne puis vous accorder la permission que vous me demandez. Votre honneur de militaire exige que vous restiez à votre poste à la tête de vos hommes. Vous y serez demain !

Vidocq n’insista pas. Il savait son chef inflexible… Mais sa décision était prise. Le jour même, il désertait.

Ce fut alors que commença pour lui le calvaire dont nous venons de revivre la dernière station.

Trompé par de faux renseignements, il se perd d’abord, pendant plusieurs jours, sur une fausse piste.

Recherché lui-même par la Prévôté, guetté par le conseil de guerre, paralysé dans ses investigations par la crainte permanente d’une arrestation suivie d’un emprisonnement de longue durée, bientôt à bout d’argent, de ressources, découragé, brisé, malade, pour la seconde fois, il s’en revient vers la maison paternelle où il reçoit un réconfortant accueil.

Mais il ne peut songer à y prolonger son séjour, sous peine d’être reconnu et pris par les gendarmes.

Il se confectionne un faux état civil. Il se fait colporteur et le voilà parti sur les routes… vers les pires aventures. Convaincu qu’à moins d’un hasard, sur lequel il ne compte guère, il ne retrouvera plus sa femme et ses enfants, redevenu le Vidocq des mauvais jours, rendu plus agressif, plus violent encore par l’infortune imméritée qu’il a subie, il fréquente les milieux les plus louches, joue, boit, fait ripaille jusqu’au jour, où, à la suite d’une rixe, il est incarcéré à la prison de la tour Saint-Pierre, à Lille.

Quelle n’est pas sa surprise de rencontrer, parmi ses codétenus, le brave épicier Le Rond, le consolateur des mauvais jours, qui a été condamné à deux ans de réclusion pour avoir vendu à faux poids de la marchandise !

Le Rond lui jure qu’il est innocent et cela suffit à Vidocq pour qu’avec une habileté inouïe il fabrique un faux ordre de mise en liberté en faveur de son ami et de lui-même.

Tous deux s’échappent…

Bientôt, traqué de toutes parts et crevant de misère, Vidocq va se faire bandit des grands chemins.

Déguisé en marchand de bestiaux, il attaque un inspecteur des finances et le met à mal sans le tuer tout à fait. S’emparant de ses vêtements et de ses papiers, il se rend chez le receveur de la ville de Compiègne, et, sous prétexte de vérifier sa comptabilité, il profite d’un moment d’inattention du brave fonctionnaire pour faire main basse sur la caisse.

Mais au moment où il va s’esquiver, le véritable inspecteur, qui est revenu à lui, apparaît avec des gendarmes. Vidocq est arrêté. Sa véritable identité est mise à jour et il est condamné à huit années de fer pour vol à main armée et complicité de faux en écritures publiques.

Envoyé au bagne, il s’évade ; mais il est repris et rivé de nouveau à son boulet.

Il ne tarde pas à s’évader de nouveau, car il n’a qu’un but : la liberté !

En effet, parmi les pires avatars de son existence mouvementée entre toutes, au milieu des promiscuités les plus dégradantes, dans le désarroi moral qui l’agite, pendant les journées interminables et suppliciantes qu’il a passées au bagne, une idée s’est ancrée en lui avec une telle insistance qu’elle a fini par décupler son intelligence en même temps qu’elle lui inspire toutes les audaces.

Vidocq ne veut pas mourir sans avoir retrouvé ses deux fils.

Rien n’a pu en lui étouffer l’instinct paternel. Il semble au contraire que ses malheurs aient surexcité ce sentiment à un tel point qu’il se sent de taille désormais à briser tous les obstacles, à dissiper tous les mystères.

Toutes les forces latentes, perdues ou mal dirigées qui sont en lui vont se concentrer désormais en un désir qui l’a empoigné et qui ne le quittera plus, levier tellement puissant, tellement formidable de la volonté qui l’anime, qu’il lui apparaît déjà destiné à lui ouvrir les portes de la rédemption pour les erreurs qu’il a commises et que, replié sur lui-même, il s’est pris à regretter amèrement.

Ses petits, dont il a toujours gardé au fond de lui l’image adorée, n’ont-ils pas préservé son cœur ulcéré de la gangrène totale ?

Aussi en a-t-il fait les douces idoles de la vie intérieure qu’il s’est constitué.

Il veut les revoir, il les reverra !

Où sont-ils ? Il n’en sait rien, mais il l’apprendra ! Tâche colossale, surhumaine, impossible !…

Qu’importe ! Il l’accomplira malgré les embûches de la police, malgré la faim, malgré la misère, en raison même de sa douleur ! Car il a la foi !… Il tombera peut-être le long des chemins, les pieds en sang, le ventre creux, les reins rompus, les nerfs à bout… Mais chaque fois il se relèvera, comme il a retrouvé ses forces pour continuer sa route et pour abattre ce chien enragé qui menaçait les deux petits enfants.

… Et, pour la première fois depuis bien des années, Vidocq dort tranquille, momentanément à l’abri du danger sous le toit de la ferme hospitalière… II rêve… à ses petits… II les voit tous deux… Ils ont onze et dix ans. Ils sont beaux. Ils s’avancent vers lui… Ils s’élancent dans ses bras… Ils le reconnaissent donc ! Oui, puisqu’ils l’embrassent et qu’ils lui disent qu’ils l’aiment… Et à son tour il les emporte… vers des cieux plus cléments… Avec eux il traverse les mers… sur un grand navire ! Toujours avec eux il aborde dans un pays splendide qui leur offre les fruits savoureux de ses arbres, les richesses aurifères de son sol.

II devient riche… très riche… II est heureux… si heureux… qu’il en a oublié la coupable, qu’il ne se rappelle plus, non pas seulement qu’elle a brisé sa vie, qu’elle l’a voué à la honte et qu’elle a failli faire de lui un scélérat, mais qu’elle a même existé !

Vidocq sourit au songe admirable… Sa poitrine allégrement se dilate… II n’y a plus en lui ni rancœur, ni fièvre, ni haine ; il éprouve une sensation de délassement, de bien-être et de joie qu’il n’a jamais connue qu’auprès du berceau de ses fils, lorsqu’il tenait dans sa main celle de l’infidèle !

Tout à coup, il s’éveille. La lumière d’une lanterne sourde éclaire son visage. Il tressaille… s’asseoit sur son séant, écarquille ses yeux… C’est la réalité qui, brutalement, le saisit à la gorge… Une voix s’élève :

— II faut vous en aller !

Jérôme Leblanc est là qui lui montre la trappe ouverte. Vidocq, sans dire un mot, descend après lui l’échelle du meunier… La Martoche est dans la salle. Elle s’avance vers le vagabond et lui tend sa besace pleine, lui glisse dans la main quelques pièces d’or empruntées au bas de laine caché au fond de la paillasse…

— Et maintenant, dit-elle, nous sommes quittes !

Vidocq la remercie du regard… Puis, sans un mot, il suit le fermier qui lui fait franchir une porte s’ouvrant sur un jardinet au bout duquel il y a une barrière qui donne sur la campagne.

Le ciel s’est chargé de gros nuages orageux.

Toujours sans rien dire, Jérôme écarte la barrière et, désignant au vagabond la masse sombre de la forêt qui se profile à quelque cent mètres de là, il fait un geste, comme pour lui conseiller sa route.

Tous deux se séparent sans avoir prononcé une parole. Le fermier rentre dans sa maison et Vidocq s’enfonce dans la nuit.

III
Coco Lacour et Bibi la Grillade

Table des matières

C’était une étrange boutique que celle qui prenait jour au numéro 17 de la rue de la Harpe, en plein quartier Latin et dont l’enseigne, ironiquement pompeuse — Au Panthéon des Élégances ! — eût déjà suffi à capter l’attention des passants.

En effet, il suffisait de jeter un rapide coup d’œil sur la devanture pour constater que jamais peut-être aucune collection de loques plus disparates n’avait été offerte, même au carreau du Temple, à la curiosité des badauds.

On y voyait suspendus, serrés les uns contre les autres, se rapprochant avec cette familiarité qu’ont de tout temps provoquée de communs malheurs, des robes à paniers qui, jadis, aux bals de Versailles, avaient rehaussé la beauté des grandes dames amies de la reine, des carmagnoles usées jusqu’à la corde, des habits de cour aux broderies arrachées, des pantalons en toile à petites rayures tricolores, tels qu’en portaient les premiers volontaires de la République, des tuniques de « merveilleuses », qui avaient fait les beaux jours du Palais-Royal sous le Directoire, des uniformes de soldats, d’officiers, sans boutons, sans galons, beaucoup plus noirs de crasse que de poudre… et jusqu’à la tenue à peu près complète, mais dans un état de délabrement indescriptible, d’un Suisse de cathédrale, dont la hallebarde absente avait sans doute résonné jadis sur les dalles de Notre-Dame.

Mais dès qu’un client s’aventurait à l’intérieur du magasin, le spectacle qui s’offrait à sa vue dépassait encore ce que l’étalage laissait pressentir.

En un tohu-bohu incroyable, gisaient les objets les plus hétéroclites : vieux meubles prêts à tomber en poussière, poteries ébréchées, matelas laissant échapper des flots de coton de leurs ventres que l’on eût dit fouillés à coups de piques, vieux fusils aux canons tordus, sabres aux lames ébréchées et tellement rouillées que l’on eût juré qu’elles avaient été trempées dans le sang, casseroles bosselées, trouées, assiettes fêlées, plaques de cheminées provenant d’antiques maisons démolies, bustes et statuettes en plâtre et même en terre cuite, ayant toutes subi de véritables opérations chirurgicales qui les mutilaient au point de les rendre méconnaissables.

Aux murs, des tableaux déchirés, des glaces fendues, des rideaux ou plutôt des bouts de rideaux qui n’avaient plus ni couleur ni forme…

Bref, dans tout cet amas de bric-à-brac, entassé pêle-mêle au fur et à mesure des rentrées, il eût été impossible de découvrir quelque chose d’intact, sauf un tonnelet juché sur un trépied qui avait pu supporter autrefois un berceau d’enfant et dont la clef, d’où s’échappait de temps en temps une goutte de vin rouge, et deux verres placés au-dessus de la bonde révélaient à la fois l’usage habituel et les états de service…

Mais ce qui dépassait encore ce pittoresque, ce véritable musée de la friperie que nous venons d’essayer de décrire, c’était assurément les deux propriétaires de l’établissement !

L’un, coiffé d’un bonnet de police, vêtu d’une vieille veste de houzard et d’une culotte collante à la couleur déteinte et reprisée en maints endroits, était un immense gaillard d’une quarantaine d’années, long comme un jour sans pain, et portant, éternellement fixée au coin de son bec, une énorme bouffarde capable de contenir une demi-livre de tabac.