Arthur Bernède

Poker d’As

e-artnow, 2019
Contact: info@e-artnow.org
ISBN  978-80-268-9995-2

VIII : L’enquête.

Table des matières

L’usine Fulgor, quoique de création récente, n’en était pas moins devenue l’une des plus importantes fabriques d’automobiles de Paris.

Chaque jour, de ses ateliers en pleine activité, il sortait un nombre considérable de voitures qui donnaient satisfaction à la clientèle, tant par la robustesse de leur matériel que par l’élégance de leur carrosserie et la modicité relative de leurs prix.

Ce matin-là, Pierre Boureuil, l’associé d’Hervé de Kergroix, après avoir passé l’inspection des ateliers, s’était enfermé dans son bureau. C’était un homme de trente-cinq ans environ. De haute stature, taillé en athlète, l’air grave, réfléchi, il exerçait sur tout le personnel, employés et ouvriers, un très grand ascendant.

Après avoir décacheté et parcouru quelques lettres, il appuya sur le bouton d’une sonnerie électrique…

Dans un bureau voisin, M. Anselme Trincard, caissier-comptable, absorbé dans l’étude d’un journal de courses, tressaillit au coup de sonnette.

Promptement, il saisit une « chemise » qui contenait une certaine quantité de papiers, et il se rendit auprès de l’ingénieur… Celui-ci, sans dire un mot, s’empara du dossier, l’étala devant lui, et, pièce par pièce, il se mit à l’étudier avec une fébrile attention.

Bientôt un sourire étrange se dessinait sur les lèvres minces du caissier.

— C’est parfait !… déclara Pierre Boureuil en repassant le dossier à Trincard.

Et il ajouta d’un air mystérieux :

— Encore quelques opérations de ce genre, et la firme Fulgor est à nous.

Le caissier accentua son sourire. Puis il questionna : — Si M. de Kergroix me demande des renseignements, que lui répondrai-je ?

— Il ne vous demandera rien, scanda l’ingénieur avec autorité… il est trop occupé ailleurs pour penser à son usine.

— Cependant, objecta Trincard, s’il m’interroge ?

— Vous lui direz que tout va bien.

Le caissier-comptable eut un signe d’acquiescement qui prouvait que non seulement il avait compris ce que désirait son interlocuteur, mais qu’il était encore décidé à exécuter servilement tous ses ordres, quels qu’ils fussent.

Et il allait se retirer, lorsque Hervé de Kergroix apparut, l’air très ému. Il s’en fut droit à son associé, qui s’était levé, échangea avec lui une poignée de main cordiale et, se tournant vers Trincard, il lui dit : — Laissez-nous, Anselme… Mon associé et moi nous avons à parler.

Le caissier s’inclina et sortit avec ses paperasses. Kergroix, tendant un papier à l’ingénieur, lui dit simplement : — Lis cela !

C’était la lettre de rupture et d’adieu que lui avait adressée Simone Servat. Boureuil en prit connaissance avec le flegme qui le caractérisait.

— Parfait ! fit-il simplement.

En proie à une sourde anxiété, Kergroix reprenait : — Pourvu que Simone n’ait pas encore tenté…

— Pourquoi veux-tu qu’elle t’ait menti ? répliquait l’ingénieur… C’est une fille très intelligente… Elle a compris… Elle refera sa vie, voilà tout…

Kergroix s’écriait :

— S’il lui arrivait malheur, je ne m’en consolerais jamais !

— D’abord, affirmait Boureuil, il ne lui arrivera rien… Et puis, tu as la conscience tranquille… Ce n’est pas toi qui la quittes… C’est elle qui s’en va…

Une sonnerie de téléphone vibra dans le bureau. L’ingénieur saisit l’appareil et, après l’avoir gardé pendant quelques secondes, il le passa à Kergroix, en disant : — C’est pour toi !

Hervé saisit le récepteur et écouta. Presque aussitôt son visage trahit l’étonnement, puis l’anxiété, l’angoisse.

— J’arrive tout de suite !

Et, tout en raccrochant le récepteur, il dit à son associé : — Je viens d’apprendre une terrible nouvelle. Le comte de Rhuys a été assassiné, cette nuit, dans son hôtel.

Malgré tout son flegme, Boureuil ne sut réprimer un geste de stupeur.

Affolé, Kergroix déclarait :

— Je vais là-bas !

— Je t’accompagne ? questionnait Boureuil.

Hervé accepta, et, tous deux, quittant le bureau, sautèrent dans une auto qui stationnait dans la cour. L’ingénieur prit le volant et, quelques secondes après, la voiture filait à toute allure dans la direction de Neuilly.

*

Une atmosphère de consternation et d’épouvante planait sur l’hôtel de M. de Rhuys, dont les persiennes étaient fermées en signe de deuil… Sur le trottoir, stationnait une foule de curieux, auxquels s’étaient mêlés plusieurs journalistes en quête d’informations. Le corps de Poker d’As gisait toujours, étendu à la même place, revêtu des habits du comte. Le procureur de la République, le chef de la Sûreté, le juge d’instruction, un commissaire de police et un médecin légiste procédaient aux premières constatations.

Un valet de chambre, l’air grave et désolé, répondait sans la moindre réticence et avec la plus parfaite netteté aux questions que lui posaient les magistrats et le docteur, questions qui démontraient, ainsi que les réponses du domestique, que tous, dupés par l’extraordinaire ressemblance des deux frères, étaient absolument convaincus que c’était bien le cadavre du comte Robert qu’ils avaient en face d’eux.

Pendant que les magistrats poursuivaient leurs investigations, Huguette, qui était restée avec sa grand-mère dans son boudoir, sanglotait douloureusement. La marquise, les épaules courbées sous le poids du terrible secret qu’elle partageait avec son fils, cherchait à la consoler, lorsqu’un valet de chambre annonça : — Monsieur Hervé de Kergroix et Monsieur Pierre Boureuil !

Mme de Rhuys donna l’ordre d’introduire les visiteurs. Tandis que, discrètement, l’ingénieur se tenait un peu l’écart, Kergroix se précipitait vers la marquise et lui exprimait, avec toute la sincérité dont il était capable, l’immense chagrin que lui causait la mort tragique du comte. Puis il se retourna vers Huguette qui, effondrée, ne put que murmurer à travers ses larmes : — Mon pauvre papa !…

Avec une expression de respect attristé, Boureuil s’inclina devant la marquise ; Hervé, doucement, prit la main d’Huguette. Le domestique revenait annonçant : — M. le procureur désire parler à Madame la marquise.

— Où est-il ?

— Dans le grand salon.

Faisant appel à toute son énergie, Mme de Rhuys répondait : — Dites à M. le procureur que je le rejoins dans un instant.

Le domestique sortit.

La marquise, se dirigeant vers Hervé qui regardait Huguette avec une expression de tendresse infinie, lui dit : — Hervé restez auprès d’elle !

Elle se dirigea vers la porte d’un pas chancelant qu’elle s’efforçait de raffermir. Avec un empressement déférent, Pierre Boureuil lui offrit son bras, auquel elle s’appuya… Tous deux quittèrent le boudoir, descendirent le grand escalier et pénétrèrent dans la vaste pièce où s’étaient transportés le procureur et les autres représentants de la justice.

Tous s’inclinèrent devant la grande dame, dont la noble figure portait les traces des émotions de la nuit terrible qu’elle venait de passer.

Le procureur commençait :

— Je m’en voudrais, madame, d’ajouter à l’immense douleur qui vous frappe… mais j’ai le devoir de faire toute la lumière.

— Interrogez-moi, monsieur, je vous répondrai, répliquait Mme de Rhuys, qui se rendait compte de la gravité de la situation.

Le magistrat, simplement, reprenait :

— Madame, veuillez nous dire ce que vous savez.

Aussitôt, la grand-mère d’Huguette déclarait :

— Ce matin, vers huit heures, j’ai trouvé mon fils étendu à terre au milieu du petit salon qui sépare ses appartements des miens. Il portait une blessure à la tête. Affolée, je me suis précipitée dans ma chambre pour sonner les domestiques ; mais je me suis évanouie, et lorsque je suis revenue à moi, j’ai appris que mon pauvre Robert avait cessé de vivre.

Le chef de la Sûreté observait :

— D’après nos premières constatations, il a dû s’engager entre la victime et son assassin…

Mme de Rhuys eut un geste évasif.

Le juge d’instruction intervenait :

— Votre chambre à coucher, madame, est contigüe à la pièce où le crime a été commis ?

— Parfaitement !…

— Et vous n’avez rien entendu ?

— Rien.

— C’est extraordinaire.

Mme de Rhuys répliquait d’un air et d’un ton parfaitement naturels : — Sujette, depuis quelque temps, à de longues insomnies, j’absorbe chaque jour une assez forte dose de véronal.

Le procureur fit un signe d’acquiescement… Il était facile de voir à son visage, et à ceux des fonctionnaires qui l’entouraient, que cette explication était pour tous des plus admissibles. Le chef de la Sûreté déclarait : — J’ai interrogé les domestiques… et ils ont été unanimes à déclarer qu’ils n’avaient perçu aucun bruit.

— Il n’y a rien d’étonnant à cela, appuyait la marquise, leurs chambres se trouvent dans les communs de l’hôtel.

— Parmi eux… interrogeait le magistrat, en est-il que vous soupçonniez ?…

Mme de Rhuys répondait avec force :

— Non, monsieur ! Tous sont à notre service depuis longtemps, et ce sont de fort braves gens…

— M. de Rhuys avait-il des ennemis ?

— Je ne lui en ai jamais connu.

Le procureur résumait :

— Nous sommes certainement en présence d’un crime ayant le vol pour mobile.

Et il conclut :

— Je vous remercie, madame… Je m’excuse, au nom de tous, que la loi nous ait obligés à vous poser toutes ces pénibles questions, et j’estime qu’il est inutile de prolonger cet interrogatoire.

Tous s’inclinèrent de nouveau devant la marquise, qui s’éloigna au bras de Pierre Boureuil ; et tous deux regagnèrent le boudoir d’Huguette.

Kergroix murmurait à la jeune fille des paroles de réconfort… Elle l’écoutait, les traits un peu rassérénés… Déjà, il y avait moins de larmes dans ses yeux. Elle ne vit pas apparaître sa grand-mère ni Pierre Boureuil qui s’étaient arrêtés sur le seuil au moment où, saisissant la main d’Hervé, elle s’écriait sur un ton d’affectueux reproche : — Pourquoi a-t-il fallu ce si grand malheur pour vous rapprocher de moi ?

Hervé affirmait avec élan :

— Désormais je ne m’en irai plus ainsi. Je resterai toujours près de vous, si vous le voulez, oui, toujours…

Il prit sa main et y appuya ses lèvres…

Ce fut presque un sourire qui se dessina sur les lèvres tremblantes de la jeune fille, en même temps que deux larmes, lentement, très lentement, roulaient sur ses joues.

Le douloureux visage de la marquise s’éclaira d’un rayon d’espérance. On eût dit que son front se nimbait de l’auréole de son calvaire.

Alors, apercevant sa grand-mère, Huguette se leva et courut se jeter dans ses bras.

L’admirable femme eut encore la force de lui murmurer : — Puisse, ma chérie, le retour de celui que tu aimes et qui t’aime endormir la douleur que te cause le départ de celui qui s’en est allé pour toujours !

IX : Où l’on voit la prétendue mort du comte de Rhuys provoquer des complications que celui-ci ne prévoyait pas.

Table des matières

En quittant Simone, le comte Robert avait gagné la station de Puteaux et pris le train, ainsi qu’il en avait eu tout d’abord l’intention…

Il s’arrêta à Versailles et gagna un hôtel voisin, de modeste apparence, à l’aspect tranquille et sûr, où il demanda une chambre que l’on s’était empressé de mettre immédiatement à sa disposition.

Avant d’en prendre possession, il dut remplir la fiche obligatoire… sur laquelle il inscrivit un nom d’emprunt.

Le garçon, fort heureusement, et ainsi que d’ailleurs cela se pratique généralement, surtout lorsque les voyageurs ont des allures sympathiques, ou simplement un aspect recommandable, ne lui réclama aucun papier, et le comte Robert, mué pour l’instant en M. Charles Nicard, put monter dans sa chambre, guidé par le garçon, qu’un billet de dix francs, glissé par le voyageur de la main à la main, avait achevé de lui rendre tout à fait favorable.

Rompu de fatigue, M. de Rhuys, après avoir fermé sa porte au verrou, se déshabilla, se coucha et s’endormit.

Plus que jamais, en effet, il allait avoir besoin de toutes ses forces, maintenant surtout que, touché par la détresse de Simone, il avait résolu de ne pas la détromper et de consacrer sa vie à lui rendre le bonheur qu’involontairement, héroïquement, elle avait sacrifié pour ne pas briser le cœur d’Huguette.

Il se réveilla vers onze heures du matin, entièrement reposé. Maintenant, aussi sûr de ses forces physiques que de ses forces morales, il se mit à songer à l’avenir.

Tout d’abord, il commença à se transformer entièrement le visage en se rasant la moustache et en changeant de coiffure… en attendant qu’il se procurât les ingrédients nécessaires pour blanchir ses cheveux et accentuer ses rides, ce qui achèverait de le rendre absolument méconnaissable.

Quand il eut terminé, il se regarda dans une glace et constata que déjà sa physionomie était tellement transformée qu’elle ne ressemblait en rien à ce qu’elle était la veille.

Satisfait, il s’en fut s’asseoir à une table et écrivit ce qui suit :

 

Ma mère bien-aimée,

 

En vous quittant, j’avais d’abord l’intention de me réfugier près de mon vieil ami le père d’Evron, le supérieur des trappistes de Thymadeuc.

Là, cloîtré à tout jamais derrière les murs de ce grand monastère, le mort vivant eût attendu dans la paix et dans le silence que Dieu le rappelât à lui.

Mais un événement inattendu a changé entièrement les dispositions que j’avais arrêtées… Je me hâte de vous dire qu’il a apporté un grand adoucissement à mon malheur en m’imposant tout à coup, au moment où je m’y attendais le moins, une mission à laquelle je n’ai pas le droit de me soustraire.

En traversant le pont de Puteaux, j’ai entendu des plaintes, des sanglots… C’était une jeune femme qui semblait broyée par une immense douleur.

Je me suis approché d’elle… et, au moment où j’allais l’interroger, elle s’est tournée vers moi et elle a eu ce cri : « Mon père !… » Elle me prenait pour l’autre !

M. de Rhuys essuya quelques gouttelettes de sueur qui apparaissaient sur son front, puis il se remit à écrire :

 

Sans lui dire, bien entendu, qui j’étais, j’ai voulu la convaincre qu’ ‘elle se trompait… Mais elle a insisté avec un tel accent de conviction et de détresse, que je n’ai pas eu le courage de la dissuader qu’elle était ma fille… Or, savez-vous quelle était cette malheureuse ?… Simone Servat, l’amie de Kergroix qui, la veille, cédant à votre prière, avait, en disparaissant de l’existence d’Hervé, sauvé notre chère Huguette.

Après cela, comment l’aurais-je repoussée ?… Comment ne lui aurais-je pas tendu la main ?…

Je lui ai dit : « Eh bien ! oui, je suis ton père ! »

Je n’ai pas pu rester auprès d’elle… Elle se trouve en ce moment dans une pension de famille de Puteaux, en attendant que je lui dise de revenir près de moi.

Lorsqu’on veut vivre caché, Paris est encore l’endroit du monde où l’on trouve un plus sûr asile. C’est donc à Paris, après m’être entièrement transformé, que j’ai décidé de vivre désormais avec celle qui me croit son père et que j’ai acceptée pour enfant.

J’espère vous fixer prochainement un rendez-vous où nous pourrons, vous me parler de ma chère Huguette, et moi faire provision, près de vous, de tout le courage qui m’est encore nécessaire.

Donc, à bientôt, ma chère bien-aimée… Je vous embrasse de tout l’élan de ma filiale et respectueuse tendresse.

 

Robert

 

M. de Rhuys, après avoir enfermé cette lettre dans une enveloppe sur laquelle il traça l’adresse de la marquise, la glissa dans la poche de son veston. Puis, après avoir bouclé sa valise, il sonna le garçon.

Celui-ci, à la vue de son « client » privé de sa moustache, ne put réprimer un cri de surprise.

— Ah çà ! par exemple, fit-il, je ne vous aurais jamais reconnu ! Ce que ça vous change d’être sans moustache ! Je sais bien que c’est la mode…

— Dites-moi, mon ami, interrompait avec bienveillance le comte Robert… Maintenant que je me suis reposé, je vais vous régler ce que je vous dois… car il faut que je sois à Paris cet après-midi, vers trois heures.

— C’est trente francs, monsieur, plus dix pour cent de service.

— Voici quarante francs.

— Merci, monsieur.

Le garçon s’empara de la valise, qu’il descendit. Arrivé en bas, il demanda :

— Faut-il aller vous chercher une voiture ?

— Non, je vous remercie.

Le comte Robert se dirigea vers le centre ville, s’arrêta devant une boutique de coiffeur, y pénétra et, sous prétexte qu’il était obligé de se rendre à une fête costumée, il y fit l’acquisition d’une perruque blanche, en véritables cheveux, qui lui allait fort bien et qui ajoutait encore à sa distinction naturelle et achevait de rendre impossible toute espèce de rapprochement entre la personnalité qu’il avait quittée et celle qu’il venait de prendre.

Ensuite, après avoir jeté dans une boîte la lettre qu’il venait d’écrire à sa mère, il s’en fut faire un tour dans le parc de Versailles. S’isolant dans un bosquet désert, il retira la perruque du papier dans lequel elle était enveloppée et, à l’aide d’une petite glace de poche, il l’adapta soigneusement.

Il constata alors que son chapeau était maintenant un peu trop étroit pour sa tête. Alors il enleva la bordure de cuir intérieure, ce qui rétablit l’équilibre, et, regagnant la ville pénétra dans un restaurant de bonne apparence et commanda son déjeuner.

Bien qu’il fût deux heures de l’après-midi, on le servit tout de même… Comme il attaquait des œufs sur le plat, un gamin qui portait une liasse de journaux pénétra dans la salle et s’en fut lui proposer une feuille qui paraît à Paris vers midi, il en acheta une, et se plongea dans sa lecture.

Ce qui le frappa tout d’abord, ce fut son portrait en académicien qui s’étalait en première page… Il était encadré d’un article, assez bref d’ailleurs, annonçant que le comte de Rhuys avait été assassiné, la nuit précédente, par un cambrioleur, que la police était sur la trace du coupable, et que l’arrestation de celui-ci était imminente…

Instinctivement, M. de Rhuys jeta un regard vers une glace voisine… Il ne se reconnut pas lui-même.

J’ai bien fait, se félicita-t-il, de ne pas tarder à changer de visage…

Il allait continuer son repas, lorsque, tout à coup, une question lui traversa l’esprit :

« Et Simone ? Elle m’a vu sous mes véritables traits… Si un exemplaire de ce journal lui tombe sous les yeux, que pensera-t-elle, que dira-t-elle ?… De déduction en déduction, n’en arrivera-t-elle pas à soupçonner que c’est moi, qu’elle croit son père, c’est-à-dire Jean Servat, dit Poker d’As, qui ai tué M. de Rhuys, tandis que c’est moi, M. de Rhuys, qui, sans le vouloir, en me dégageant de son étreinte, ai provoqué la mort de mon frère !… »

De nouveau le père d’Huguette regarda son portrait. La contemplation de sa propre image parut le rassurer un peu. En effet, la photo reproduite par le journal n’était pas très bonne, et son tirage fort mauvais achevait de le rendre fort peu ressemblant à son modèle… Et puis, M. de Rhuys se prit à songer que Simone ne l’avait vu que la nuit et dans la grisaille du petit jour.

Enfin, il trouverait bien le moyen de lui expliquer pourquoi il avait changé sa physionomie… Elle ne demandait qu’à l’aimer… Donc, elle ne demanderait qu’à le croire… Et pas un instant l’homme admirable qu’était l’auteur de « Droit des peuples au bonheur » ne songea à la solution la plus simple de ce problème aussi dangereux que délicat, c’est-à-dire de disparaître sans revoir Simone… Le fait qu’il lui avait promis de la retrouver… et qu’il s’était promis à lui-même de jouer auprès de celle qui avait sauvé sa fille le rôle d’un père affectueux et dévoué lui interdisait de s’arrêter à une pareille pensée.

Le sort en était jeté… Rien ne l’écarterait de la route qu’il avait choisie.

*

Simone n’avait pas eu à se repentir d’être descendue dans la pension de famille que lui avait indiquée le garçon du petit café de Puteaux. Tout de suite, elle avait été sympathique à la directrice-propriétaire, Mme Norbert, une excellente femme qui était douée d’un flair, grâce auquel elle devinait presque instantanément le caractère et la moralité des clients qui se présentaient à elle.

Le visage encore douloureux, le regard honnête de Simone, son attitude pleine de réserve et même de distinction lui avaient tout de suite suggéré qu’elle se trouvait en présence d’une grande infortune morale… et, dans les bons yeux de l’hôtesse, Simone lut tant de pitié qu’elle n’hésita pas, conformément au conseil que lui avait donné son père, à lui raconter toute la vérité.

— Pauvre petite ! plaignit Mme Norbert… entièrement conquise par l’accent de sincérité, en même temps que par la simplicité touchante avec lesquels s’était exprimée la narratrice.

Et elle ajouta aussitôt :

— J’ai justement une très gentille chambre qui donne sur le grand jardin et où vous serez très bien, en attendant que votre papa vienne vous chercher.

— Je crois, madame, reprenait la jeune fille, qu’il est d’usage de payer une semaine d’avance ?

— Ce sera comme vous voudrez.

— Je préfère me conformer aux usages de votre maison.

— Alors, c’est entendu ; et si votre papa revient plus tôt, je vous rembourserai votre dû.

— Je vous remercie, madame.

Simone remit à Mme Norbert la somme qui représentait le prix pour sa pension complète. Puis la directrice la conduisit dans sa chambre qui, tout en étant de dimensions assez restreintes, était très propre, très aérée… La fenêtre s’ouvrait sur un jardin planté de tilleuls… à l’ombre desquels il devait faire bon se reposer en lisant.

Simone ne redescendit que lorsque la cloche du déjeuner retentit… Elle avait brossé soigneusement son unique robe… et s’était presque coquettement recoiffée.

Lorsqu’elle parut dans la salle à manger, les quelques vieilles dames et les très vieux messieurs qui étaient déjà installés autour de la table la regardèrent avec une sympathie marquée.

De la tête, Simone leur adressa à tous un salut déférent. Tout de suite Mme Norbert qui, ainsi qu’au bon vieux temps, présidait sa table, prit la parole :

— Mesdames, messieurs, fit-elle en lançant à Simone un coup d’œil significatif, je vous présente une charmante jeune fille, mademoiselle Simone Servat qui, pendant l’absence de son père, est venue passer quelques jours parmi nous.

Puis, tour à tour, la brave femme présenta :

Mademoiselle Davijeon, ancien professeur de dessin à la manufacture de Sèvres ; madame Perdignac, veuve du colonel, mort en 1916, au champ d’honneur ; madame Lebardy, propriétaire, qui possède une très belle villa à Saint-Cloud, mais préfère vivre avec nous plutôt que de rester seule…

La vérité était que Mme Lebardy avait l’idée fixe qu’elle serait assassinée par ses domestiques.

Mme Norbert poursuivait son énumération :

— Mademoiselle Davidet, femme de lettres ; madame Sornin-Destouches, professeur de piano… Monsieur Gompard, ancien chef de bureau au ministère des Postes et Télégraphes ; monsieur Lorieux, attaché au ministère des Affaires étrangères ; le commandant Sarre-Louis, héros de la guerre, huit blessures, cinq citations, etc.

Tous et toutes adressèrent leur plus aimable sourire à Simone, qui s’assit à la place restée vide entre M. Gompard et Mme Lebardy… Et bientôt, tout en faisant honneur au repas très simple, mais bien préparé, qu’on leur servait, les clients de Mme Norbert engageaient une conversation générale qui, chose très rare, prouvait que l’entente la plus parfaite régnait dans la maison.

Jamais, en effet, pension de famille n’avait mieux mérité son nom. C’était Mme Norbert qui, à force de bienveillance et de bonne humeur, avait réussi à instaurer chez elle ce bon état d’esprit.

D’ailleurs, aussitôt qu’elle s’apercevait qu’elle avait laissé s’introduire chez elle une poseuse, ou un grincheux, en un tournemain elle s’en débarrassait… toujours avec le sourire, mais avec une volonté qui ne supportait pas de réplique…

Il est évident que chacun de ses pensionnaires avait ses petits défauts, mais Mme Norbert était là pour les pallier… et s’il s’élevait une discussion un peu vive, d’un mot drôle elle savait tout apaiser. Bref, elle avait la bonté à la fois si communicative et si inépuisable qu’elle parvenait, sans en avoir l’air, à en imprégner tout son entourage, et voilà pourquoi tous ceux qui savaient prendre le ton de la maison ne la quittaient jamais.

Au milieu de cette atmosphère de tranquillité à laquelle ne manquait point cette gaieté de bon aloi qui, de nos jours, semble, par une sorte de snobisme étroit, malvenue et même déplacée, Simone se sentait revivre, espérer. Certes, son cœur saignait bien cruellement encore… De telles blessures ne se cicatrisent pas dans l’espace d’une nuit… même lorsque l’on trouve sur sa route le réconfort sur lequel on comptait le moins.

Mais ce n’était déjà plus cet âpre désespoir qui vous fait envisager le néant comme une délivrance et elle n’en était plus à discuter avec la mort. Puis n’avait-elle pas une raison de vivre plus puissante encore que celle que lui avait inspirée la marquise de Rhuys ?…

Son père ! Ce père tout prêt à se dévouer pour elle… et qui semblait avoir racheté ses erreurs passées et être devenu un grand cœur, un parfait honnête homme… Et s’il n’y avait pas encore de sourire sur ses lèvres, il y avait de la lumière en son cœur !

Après le déjeuner, comme il faisait beau, les pensionnaires en profitaient, les uns pour se rendre à Paris, les autres pour faire une promenade dans le bois de Boulogne tout proche.

Simone demeura donc seule à la pension… Elle ne se sentait pas le courage de sortir, d’abord parce qu’elle se sentait fort lasse, puis elle ne voulait pas risquer de rencontrer peut-être Hervé de Kergroix, qui circulait assez souvent en auto dans ces parages, et revoir, à coup sûr, même de loin, cette usine Fulgor qui ranimait en elle des souvenirs qui ne pouvaient être que de la souffrance.

Elle s’en fut dans le salon et s’installa dans un fauteuil… Bientôt, succombant à la fatigue, elle s’endormit… Lorsqu’elle se réveilla, elle aperçut près d’elle une table sur laquelle on avait déposé un plateau supportant une tasse, un petit pot de lait, des toasts, un sucrier… Comme elle s’en étonnait, Mme Norbert, qui se tenait debout derrière elle, s’avança et lui dit :

— Vous dormiez si bien que je n’ai pas voulu vous déranger. Mais maintenant que vous voilà réveillée, je vais vous apporter une tasse de thé.

— Oh ! madame, vous êtes vraiment trop bonne. Cela me fait tant plaisir de vous gâter !

La bonne hôtesse s’en fut pour revenir quelques instants après avec une théière. Elle remplit la tasse du breuvage parfumé.

Simone prit la tasse, l’approcha de ses lèvres et but quelques gorgées…

Tout en déposant sur la table un journal qu’elle avait glissé sous son bras, la directrice reprenait.

— Maintenant, voilà les derniers échos du jour, de quoi vous distraire… Je m’en vais, car j’ai une nouvelle cuisinière… et elle a encore besoin d’être mise au point. A tout à l’heure, ma chère enfant !

— A tout à l’heure, madame Norbert… Encore, merci ! Simone acheva de boire son thé ; puis elle déplia le journal qui était resté sur la table et le parcourut distraitement.

Tout à coup, son regard se fixa en une expression de surprise… Elle venait de lire ces mots, imprimés en gros caractères :

ASSASSINAT DU COMTE DE RHUYS

Elle demeura un instant comme pétrifiée… Mais son émoi allait grandir encore.

Encadré par les lignes qui relataient le drame dont, la veille au soir, l’hôtel du boulevard Richard-Wallace avait été le théâtre, le portrait de M. de Rhuys, en académicien, venait frapper ses yeux. Et, troublée, elle murmura :

— On dirait mon père !

Elle fixa longuement le portrait, le même que celui qu’avait regardé le comte Robert au restaurant de Versailles. Il était d’ailleurs encore plus mal tiré.

Ce ne peut être qu’une ressemblance, se dit-elle. Et, tout en continuant à regarder le portrait, elle fit :

— C’est étrange !…

*

Il n’y avait pas que Simone à être intriguée par cette photographie… Assis à la terrasse d’un établissement sélect du bois de Boulogne, Aryadès et Soreno examinaient, eux aussi, avec une attention soutenue et même une curiosité ardente, la photo du comte Robert, reproduite par le journal du soir.

Aryadès murmurait :

— Je commence à voir clair dans cette histoire… Il n’y a que deux frères qui puissent se ressembler ainsi.

— En effet, approuvait Soreno.

Son compagnon poursuivait :

— Parbleu ! Poker d’As aura voulu le faire chanter… M. le comte n’aura pas voulu marcher, et Poker d’As l’aura « bouzillé » en cinq sec et filé les poches pleines…

— Tu crois ?

— Parbleu !… Tiens ! écoute ça…

Et le gredin se mit à lire tout haut l’entrefilet suivant :

— Plus de cinq cent mille francs en bijoux et billets de banque ont disparu.

Soreno fronça les sourcils et réfléchit un moment. Puis il grommela avec un accent haineux :

— Tu avais raison… Il nous a roulés !

Aryadès complétait :

— Et pour ne pas nous remettre la part qu’il nous avait promise, il a joué la fille de l’air.

L’air farouche, Soreno martelait :

— Un homme, ça se retrouve. Et alors, il faudra bien qu’il nous rende des comptes !

Le Grec fit, en posant sa main sur l’avant-bras de son ami :

— Calme-toi… il y a mieux à faire.

— Quoi ?

— Je vais te le dire.

Aryadès se pencha vers Soreno et commença à lui parler à l’oreille.

A mesure qu’il s’exprimait, son compagnon, qui semblait tout aussi canaille que lui, mais ne paraissait pas doué de la même astuce ni d’un aussi rapide esprit de décision, l’écoutait avec une attention sans cesse grandissante.

Dès qu’Aryadès eut terminé son exposé, qui ne pouvait manquer d’être que celui d’un plan criminel, Soreno reprit :

— C’est merveilleux !… Décidément, tu es l’as des as… Le tout, si nous voulons réussir, est d’avoir de l’audace !

— Nous en aurons, scanda le Grec avec un inquiétant sourire.

X : Le chantage à l’honneur.

Table des matières

Deux jours après, dans sa maison à jamais endeuillée, Mme de Rhuys, seule dans le hall de son hôtel, était assise dans un fauteuil… Elle avait reçu, la veille, la lettre de son fils qui la mettait au courant de sa rencontre avec Simone sur le pont de Puteaux et des conséquences qui en étaient découlées.

Pas un seul instant elle n’avait songé à blâmer la décision du comte Robert… Son cœur, en effet, était trop grand pour ne pas comprendre que M. de Rhuys se devait de tendre la main à celle qui s’était sacrifiée pour son enfant.

Mais la marquise était douée d’un trop parfait bon sens pour ne pas se rendre compte du danger nouveau qu’allait courir le volontaire exilé. En effet, en acceptant de passer aux yeux de Simone pour son père, c’était la personnalité de son frère qu’il endossait… et par conséquent tous les crimes commis et ignorés de Poker d’As, dont il endossait la responsabilité !…

Tout en demeurant persuadée que le comte Robert avait dû prendre toutes les précautions nécessaires en vue d’éviter un désastre irréparable, Mme de Rhuys n’en était pas moins enveloppée d’une atmosphère d’angoisse qui était déjà presque du pressentiment.

Lorsqu’un valet de pied apparut, portant un plateau sur lequel il y avait deux cartes de visite qu’il présenta à la marquise, celle-ci s’en empara et en prit connaissance. Sans doute les noms des visiteurs lui étaient-ils inconnus, car elle fit aussitôt : — Dites à ces messieurs que je ne puis les recevoir.

Le domestique observait :

— Ces messieurs ont dû certainement prévoir la réponse de Madame la marquise, puisqu’ils m’ont chargé de dire à Madame la marquise qu’il s’agissait d’une affaire grave et confidentielle.

Cette déclaration parut impressionner la grand-mère d’Huguette… Et se demandant si ces gens n’étaient pas envoyés par son fils ou s’ils ne lui apportaient pas une mauvaise nouvelle, elle donna l’ordre de les faire entrer sur-le-champ.

Le valet de pied regagna l’antichambre et revint, introduisant Aryadès et Soreno qui, malgré leur tenue ultra-correcte, n’étaient pas parvenus à se donner la physionomie ni les allures de vrais gentlemen.

Un peu éberlués par le luxe qui les entourait et intimidés par cette grande dame qui, debout, les dévisageait d’un air distant, ils demeurèrent un instant, non pas intimidés, mais hésitants… Tandis que le domestique se retirait, Aryadès, qui s’était ressaisi le premier, s’avança vers la marquise, suivi par Soreno.

Tous deux s’inclinèrent devant Mme de Rhuys. Celle-ci, sans les prier de s’asseoir, continuait à les examiner d’un regard de plus en plus méfiant.

Sur un ton plein de déférente discrétion, Aryadès attaquait : — Madame, nous sommes navrés de réveiller en vous de pénibles souvenirs.

La grand-mère d’Huguette, troublée par ce court préambule, se demandait : « A quel genre de bandits ai-je affaire… et que viennent-ils faire ici ? »

Le Grec poursuivait, toujours sur le même ton :

— Notre démarche, que nous avons longtemps hésité à accomplir, nous a été dictée par le souci de votre honneur et de votre intérêt.

— Messieurs, répliquait la marquise de plus en plus anxieuse, je suis fort surprise de ce que vous me dites… Jusqu’à ce jour, vos noms, ainsi que vos personnes m’étaient totalement inconnus, et je me demande quel hasard ou quel événement peut expliquer votre présence devant moi.

Aryadès déclarait avec calme :

— Je vais vous le dire tout de suite, madame.

Et, lentement, il articula :

— Nous connaissons le meurtrier de M. le comte de Rhuys.

Bien qu’elle s’efforçât de maîtriser l’émotion que lui causait cette affirmation aussi grave qu’inattendue, la marquise ne put éteindre la lueur d’inquiétude qui soudain avait éclairé son regard.

Aryadès, qui l’avait surprise, lança aussitôt un coup d’œil à Soreno, qui lui indique que, lui aussi, avait vu.

Mme de Rhuys, qui s’était ressaisie, reprenait :

— Votre témoignage est, en effet, très important… Mais il regarde avant tout la justice.

Soreno qui, jusqu’alors, était demeuré silencieux, reprenait sur un ton de respectueux intérêt : — Nous avons pensé qu’il était préférable que vous en fussiez la première avertie. Car ce drame n’est peut-être pas aussi simple que la police le croit… ou veut bien le dire.

Avec un grand calme apparent, Mme de Rhuys déclarait :

— Je ne comprends pas… messieurs… L’enquête, qui a été menée avec beaucoup de soin, a établi que mon fils avait été tué par un cambrioleur.

— Nous ne disons pas le contraire ! reprenait Aryadès.

— Et nous sommes même sûrs, appuyait Soreno, que la police est dans la bonne voie.

La marquise intervenait :

— Enfin, messieurs, où voulez-vous en venir ?

Aryadès insinuait hypocritement :

— Avant de divulguer le nom du coupable, nous avons voulu savoir si vous ne préfériez-pas que nous nous taisions.

— Je comprends de moins en moins.

Une voix harmonieuse s’élevait :

— Bonjour, grand-mère !

C’était Huguette, qui, adorablement jolie dans ses vêtements de deuil, s’avançait vers la marquise.

A la vue des deux visiteurs inconnus, elle s’arrêta, instinctivement intimidée.

Elle pensait que sa grand-mère allait les lui présenter… Mais celle-ci, s’avançant vers Huguette, lui dit : — Laisse-nous, ma chérie, nous avons à parler, ces messieurs et moi.

La jeune fille eut un instant d’hésitation…

Les deux bandits observaient une attitude si correcte et même si effacée, qu’elle fit envoler instantanément l’instinctive méfiance qu’ils lui avaient tout d’abord inspirée…

— Va, ma chérie, va !… insistait la marquise, en se rapprochant d’elle.

Et son désir de ne pas inquiéter un seul instant le cœur de sa petite-fille lui inspira ce pieux mensonge qu’elle lui fit à voix basse : — Ce sont des éditeurs étrangers qui désirent acheter les œuvres de ton père.

Huguette s’en fut, reconduite jusqu’au pied de l’escalier par sa grand-mère qui continuait à lui parler à l’oreille…

Aryadès et Soreno échangèrent un nouveau coup d’œil d’intelligence.

Mme de Rhuys revenait vers eux.

— Ma petite-fille, expliqua-t-elle, est très impressionnable… La mort de son père lui a fait beaucoup de mal et je dois lui éviter toute émotion nouvelle.

Aryadès et Soreno eurent un signe d’acquiescement. Puis le premier fit : — Alors, madame, que décidez-vous ?

Avec une dignité parfaite, la mère du comte Robert répliquait : — Je vous répète que je ne comprends pas.

— Il est étrange, soulignait Soreno, que vous ne soyez pas plus pressée de connaître le nom de celui qui a assassiné votre fils.

Mme de Rhuys, qui avait très bien deviné le but que poursuivaient les deux gredins, enveloppa l’un et l’autre d’un regard de profond mépris.

Tranquillement, Soreno tira de la poche intérieure de son veston un journal qu’il tendit à la marquise… Et tout en lui indiquant, encadré d’un trait de crayon bleu, le portrait du comte Robert en académicien : — Jouons franc jeu, madame, fit-il.

Tandis que Mme de Rhuys fixait les traits de son fils tant aimé, Soreno tirait de sa poche une autre photo qui représentait l’autre et portait cette dédicace : « A l’ami Soreno, mon sauveur au Transvaal » et la lui montra en disant : — Que dirait le juge d’instruction si nous lui portions cette photo et si nous lui demandions de la comparer avec celle qui est reproduite dans ce journal ?

Sous cette menace non déguisée, Mme de Rhuys commença à perdre un peu de son assurance.

— Vous ne nous répondez pas, madame… reprit Aryadès. Eh bien ! je continue…

Tout en scandant chaque mot, le Grec précisa :

— Et que se passerait-il si nous lui racontions que Poker d’As s’est introduit dans cette maison… la nuit du crime ? Vous ne nous répondez toujours pas, madame ! Eh bien ! je vais vous le dire… Partant de ce principe que votre fils n’a pu s’assassiner lui-même, il en conclurait que c’est Poker d’As qui est son meurtrier… et… chose infiniment désagréable pour vous… qu’étant donné la ressemblance extraordinaire qui existe entre le coupable et la victime, Poker d’As et le comte de Rhuys étaient frères… Comprenez-vous, madame, pourquoi nous sommes venus ?… C’est bien simple ! Persuadés que vous ne tenez nullement à ce que l’instruction s’engage sur ce terrain, et que vous avez toutes sortes de raisons pour que l’existence et encore moins le crime de votre… de Poker d’As ne soient connus, nous avons pensé que vous ne demanderiez pas mieux de vous arranger avec ceux qui détiennent un secret aussi considérable.

Le regard fixe, mais tout en évitant de le poser sur les deux bandits, la marquise répliquait brièvement : — Que demandez-vous ?

D’un ton hypocritement embarrassé, Aryadès répliquait :

— Mon Dieu, madame, les affaires de famille sont très délicates…

Il s’arrêta. Le visage crispé, la grand-mère d’Huguette insistait : — Parlez !… Cet entretien m’est extrêmement pénible, et je trouve qu’il n’a que trop duré.

Faussement conciliant, Aryadès reprenait :

— Nous ne demanderions rien, si… C’est très gênant à dire… mais enfin il le faut bien… Mon ami et moi nous ne roulons pas sur l’or…

— Ensuite ? s’énervait la marquise.

Aryadès lâcha d’un air confus :

— Poker d’As nous devait beaucoup d’argent.

— Combien ? ponctuait la marquise d’un ton bref.

Soreno précisait :

— Cinq cent mille francs.

 

Ce chiffre parut laisser la marquise indifférente. Mais Aryadès, qui désirait vivement en finir, martelait cette fois avec un accent de menace très net : — Sinon, nous dirons tout !

— Et encore, nous sommes bien gentils, observait Soreno… car nous aurions pu exiger davantage.

Convaincue qu’aucun marchandage n’était possible avec de tels gredins, la marquise répliquait, d’un air décidé : — Je vous donnerai ce que vous me demandez, mais qui m’assurera de votre silence ?

Aryadès, tout en s’inclinant, répliquait le plus sérieusement du monde : — Notre parole d’honneur, madame !

Mme de Rhuys, les considérant avec mépris, reprenait :

— Il me faut quelques jours pour réaliser ces cinq cent mille francs.

— Combien ? interrogeait Soreno.

— Une semaine environ.

— C’est long ! déclarait le Grec. Enfin… nous attendrons… Mais je tiens à vous dire, madame, que toutes nos précautions sont prises. C’est aujourd’hui lundi… Eh bien ! si samedi à midi, nous n’avons pas touché le… la prime convenue, rien ne pourra nous empêcher de prévenir la justice.

La grand-mère d’Huguette eut un geste qui signifiait nettement à ses deux interlocuteurs que l’entretien était terminé. Les deux bandits la saluèrent avec une politesse affectée… et s’en furent, reconduits par le valet de pied qui les avait introduits dans le hall.

Ils regagnèrent le boulevard Richard Wallace… Pendant cent mètres, ils demeurèrent silencieux… Ils avaient l’air satisfait ; on sentait qu’ils avaient l’impression que le chantage à l’honneur qu’ils venaient d’exercer sur Mme de Rhuys ne pouvait manquer de réussir. Bientôt ils s’engagèrent dans une rue transversale qui aboutissait au centre de Neuilly…

Après quelques pas, Aryadès s’écriait :

— Crois-tu que j’ai eu du nez ?… Maintenant j’en suis sûr, Poker d’As est bien le frère du comte.

— C’est tout à fait mon avis, acquiesçait Soreno.

— Nous tenons la marquise.

— Et il faudra bien qu’elle casque. Et elle casquera.

— Tu ne crains pas, Aryadès, que ce délai ne cache quelque piège ?

— Quel piège ?

— Sait-on jamais ?

— Réfléchis un peu, mon vieux Soreno… Si la mémère nous faisait coffrer, elle sait très bien que nous commencerions par « casser le morceau » et tu as dû t’apercevoir comme moi qu’elle ne tient pas beaucoup à ce que l’on sache que si elle avait pour fils un membre de l’Académie française, elle en a un autre qui est un voleur et un assassin…

— Ne t’en fais pas… L’affaire est dans le sac !

Et, tout en passant son bras sous celui de son complice, le Grec ajouta : — Ce qui ne nous empêchera pas, si nous retrouvons Poker d’As, de le forcer à nous donner notre part.

Mme de Rhuys, bouleversée par l’entretien qu’elle venait d’avoir avec ces deux misérables, avait regagné ses appartements particuliers. Bien qu’elle eût fait preuve, en face de ses sinistres visiteurs, d’un calme et d’une assurance qui, d’ailleurs, ne les avait nullement impressionnés, elle se sentait à présent frappée d’une légitime frayeur.

Se sentant à la merci de ces gredins qui, elle en était convaincue, ne se contenteraient pas des cinq cent mille francs qu’ils exigeaient d’elle, mais n’hésiteraient pas à recommencer leur odieux chantage, la marquise se demandait si sa fortune, celle de son fils, celle de sa petite-fille n’allaient pas être dévorées peu à peu par ces individus dont l’âpreté des appétits devait égaler le manque de scrupules…

Comment leur imposer silence ?… Comment s’en débarrasser sans risquer de provoquer un scandale, de détruire tout l’effet du sacrifice accompli par le comte Robert ?… Qui sait, une fois la justice lancée à la poursuite de Poker d’As, si celui qui avait dû endosser cette personnalité ne serait pas la première victime de son geste admirable ?

Il s’agissait avant tout, pour la marquise, de prévenir le comte Robert, de lui demander conseil… Mais où lui écrire ? Sa mère n’avait reçu de lui qu’une lettre ; elle ne portait aucune adresse.

Elle voulut la relire… Ces mots la rassurèrent :

 

« J’espère vous fixer prochainement un rendez-vous. »

 

Il y avait deux jours que cette missive lui était parvenue… Elle avait donc le droit d’en espérer promptement une autre… Elle ne se trompait pas… Une heure après, on lui apportait une lettre dont l’adresse était formée de lettres grossièrement tracées. Mme de Rhuys la décacheta et en retira un papier à lettres qui était recouvert d’une écriture élégante qu’elle reconnut aussitôt pour celle de son fils Robert.

Elle était ainsi rédigée :

 

Ma mère chérie,

 

Je serai heureux de vous voir le plus tôt possible. Veuillez prétexter, demain mardi, après-midi, un rendez-vous d’affaires important et trouvez-vous seule, vers quatorze heures, sur la terrasse de Marly, à l’emplacement de l’ancien château.

Je vous embrasse tendrement.

 

Robert.

 

— Mardi… deux heures, sur la terrasse de Marly… répéta la marquise en détruisant la lettre.

— Et elle fit :

— J’y serai !

Et, le regard transfiguré par la foi ardente qui l’animait, elle ajouta : — Il n’est pas possible que Dieu nous ait tout à fait abandonnés !

XI : Sur la terrasse de Marly.

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Il faisait un temps radieux… une de ces journées de printemps comme on en voit de moins en moins dans la région parisienne… Malgré cela, sur ce qu’on est convenu d’appeler la terrasse de Marly, c’est-à-dire sur le vaste rectangle où s’élevait jadis le merveilleux château édifié par Louis XIV et détruit par le fanatisme aveugle des hordes révolutionnaires, il n’y avait guère que quelques enfants qui jouaient sous l’œil plus ou moins attentif de leurs mamans ou de leurs bonnes.

A l’écart, assis sur un banc, un homme entièrement rasé, à la figure douloureuse et aux cheveux tout blancs, s’absorbait dans ses pensées.

C’était M. de Rhuys.

Bientôt le comte Robert, qui ne prêtait aucune attention aux ébats des gamins, pas plus qu’il n’entendait le gazouillis des oiseaux cachés dans les grands arbres, releva la tête et consulta sa montre. Elle marquait quatorze heures moins cinq.

Il se mit à regarder autour de lui… et, à quatorze heures précises, il aperçut, dans la direction de l’abreuvoir, la silhouette d’une femme en grand deuil qui se préparait à traverser la terrasse.

« Elle ! » se dit-il…

Il ne bougea pas et il demeura assis sur son banc, sans perdre de vue la marquise qui s’avançait dans sa direction. Lorsqu’elle arriva à sa hauteur, loin de lui dissimuler son visage, il la regarda bien en face et il vit, à travers le voile de crêpe, les yeux de sa mère se diriger vers lui.

Le cœur battant d’une émotion indicible, il attendit la suprême et décisive épreuve. Elle fut toute à son avantage. En effet, Mme de Rhuys continua sa route. Elle n’avait pas reconnu son fils. Il se leva, la rejoignit… et en arrivant près d’elle, il lui murmura : — Mère !

Visiblement étonnée de la transformation, la marquise ne put que proférer d’une voix qui s’étouffa dans un sanglot : — Toi !…

Elle allait lui ouvrir ses bras ; mais M. de Rhuys lui fit signe de se contenir et, respectueusement, il se découvrit et longuement embrassa la main qui se tendait vers lui.

Tout en cherchant à maîtriser son émotion, Mme de Rhuys déclarait : — Je t’aurais difficilement reconnu.

Et elle ajouta en soupirant :

— Que je suis triste de te voir ainsi !

— Il le fallait !

— Si tu savais combien ta première lettre m’a été droit au cœur… et la seconde… encore plus peut-être, puisqu’elle m’apprenait que j’allais te voir.

M. de Rhuys observait :