Madame de La Fayette

Histoire d'Henriette d'Angleterre

Publié par Good Press, 2022
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EAN 4064066079918

Table des matières


INTRODUCTION
I. COMMENT LE LIVRE INTITULÉ HISTOIRE D'HENRIETTE D'ANGLETERRE FUT FAIT ET QUELLE PART Y PRIT HENRIETTE D'ANGLETERRE.
III. DE LA NATURE PHYSIQUE ET MORALE D'HENRIETTE D'ANGLETERRE. SES PORTRAITS.
IV. MADAME ET LE ROI.
V. MADAME, LE COMTE DE GUICHE ET LE MARQUIS DE VARDES.
VI. DE LA VIE DE MADAME A PARTIR DU PRINTEMPS DE MIL SIX CENT SOIXANTE CINQ, ÉPOQUE A LAQUELLE S'ARRÊTE LE RÉCIT DE MADAME DE LA FAYETTE.
VII. DE LA MORT DE MADAME.
VIII. BIBLIOGRAPHIE DE L'HISTOIRE D'HENRIETTE D'ANGLETERRE.
PREFACE
PREMIÈRE PARTIE
DEUXIÈME PARTIE
TROISIÈME PARTIE
QUATRIÈME PARTIE
RELATION DE LA MORT DE MADAME .
LETTRES RELATIVES A LA MORT DE MADAME .
APPENDICE
I. FRAGMENTS DE «LA PRINCESSE OU LES AMOURS DU PALAIS-ROYAL.»
II. LETTRE D'HENRIETTE D'ANGLETERRE A LA PRINCESSE PALATINE .

INTRODUCTION

Table des matières

VI VII

INTRODUCTION

I. COMMENT LE LIVRE INTITULÉ HISTOIRE D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE FUT FAIT ET QUELLE PART Y PRIT HENRIETTE
D'ANGLETERRE.

Table des matières

Marie Madeleine Pioche de La Vergne ayant épousé, en 1655, à l'âge de vingt-deux ans, François Motier, comte de La Fayette, frère de la belle et innocente amie de Louis XIII, allait souvent visiter au couvent des Filles-Sainte-Marie de Chaillot sa belle-sœur qui, sous le nom de mère Angélique, était supérieure de cette maison. Elle y vit Henriette-Marie de France, veuve de Charles Ier, et sa fille Henriette d'Angleterre, encore enfant, qui plus tard épousa le duc d'Orléans, frère de Louis XIV. Les rencontres furent assez fréquentes, car la reine exilée habitait le couvent de Chaillot pendant une grande partie de l'année, et la comtesse se lia peu à peu avec la jeune princesse d'Angleterre. «Cette connoissance, dit madame de La Fayette, me donna depuis l'honneur de sa familiarité, en sorte que, quand elle fut mariée, j'eus toutes les entrées particulières chez elle; et, quoique je fusse plus âgée de dix ans qu'elle, elle me témoigna jusqu'à la mort beaucoup de bonté, et eut beaucoup d'égards pour moi[1].» Il y avait entre elles une mutuelle sympathie et Henriette, après son mariage, confiait à cette ancienne amie tout ce qui ne touchait pas le secret du roi. En 1665, après l'exil du comte de Guiche, qui laissait en partant un vif souvenir à la princesse désœuvrée, celle-ci dit à madame de La Fayette: «Ne trouvez-vous pas que, si tout ce qui m'est arrivé et les choses qui y ont relation étoit écrit, cela composeroit une jolie histoire?» Et, songeant sans doute à une nouvelle, qu'elle connaissait fort bien, car elle y fit allusion un jour dans une conversation avec Vardes[2], je veux dire la Princesse de Montpensier, elle ajouta: «Vous écrivez bien: écrivez, je vous fournirai de bons mémoires.»

Or, d'aller lui dire: non,

Ce n'est pas comme on en use

Avec les divinités.

Madame de La Fayette écrivit; il y avait dans les mémoires fournis par l'héroïne des endroits délicats: car cette charmante Henriette était, avec beaucoup d'intelligence, de droiture et de bonté, une terrible étourdie. Heureusement madame de La Fayette avait dans l'esprit autant d'adresse que de sincérité; elle savait tout dire. L'idée de cette histoire fut laissée par fantaisie comme elle avait été prise. Mais en 1669, Madame (son mariage avec le duc d'Orléans donnait ce titre à la princesse d'Angleterre), ayant fait ses couches à Saint-Cloud et n'ayant qu'une cour peu nombreuse, se rappela cette idée et dit qu'il fallait la reprendre. Elle fut si contente de ce qu'écrivit madame de La Fayette, qu'elle y ajouta quelques morceaux de sa main. La comtesse prit soin de les marquer d'un signe qui s'est malheureusement perdu à l'impression. Petitot[3] crut retrouver un de ces morceaux dans la quatrième partie; on y lit:

«Il (le Roi) envoya prier Montalais de lui dire la vérité: vous saurez ce détail d'elle. Je vous dirai seulement que le maréchal (de Gramont), qui n'avoit tenu que par miracle une aussi bonne conduite, etc., etc.[4].»

Petitot remarque d'abord que ce passage est écrit à la première personne et que tout le reste du livre l'est à la troisième. Il fait observer ensuite que la phrase: «Vous saurez ce détail d'elle», n'a de sens que si c'est Madame elle-même qui renvoie la comtesse de La Fayette à mademoiselle de Montalais pour s'informer plus amplement. Petitot a raison; on ne conçoit pas la comtesse parlant au public, ou, pour mieux dire, à la bonne compagnie pour laquelle elle écrivait, et disant: «Une fille de Madame, Montalais, vous fera savoir ce détail.» Au contraire on s'explique très bien que Madame ayant noté rapidement, en vue de son histoire intime, un fait qu'elle ne savait et ne pouvait savoir que par une de ses filles, ait ensuite indiqué qu'il serait bon, avant de rédiger ce passage, d'interroger la fille elle-même.

En 1670, Madame fit le célèbre voyage d'Angleterre dont elle ne revint que pour mourir. Quand survint cette mort désolante, madame de La Fayette avait posé la plume sur le récit de la dernière entrevue de Madame avec le comte de Guiche, en 1665. Elle ne la reprit que pour écrire une relation de ces neuf heures d'inexprimables douleurs pendant lesquelles Madame montra une douceur et un courage extraordinaires constamment alliés à la plus parfaite simplicité. Dans cette relation les paroles sont en harmonie avec les choses; il faut l'avoir lue pour savoir tout ce que vaut la simplicité dans une âme ornée[5].

II. NOTE POUR SUPPLÉER AU SILENCE DE MADAME DE
LA FAYETTE SUR L'ENFANCE D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE.

Table des matières

Ayant dit que la princesse d'Angleterre, fille d'une reine exilée et pauvre, fut élevée dans la simplicité d'une condition privée, madame de La Fayette ajoute que «cette jeune princesse prit toutes les lumières, toute la civilité et toute l'humanité des conditions ordinaires[6].» Cette remarque pleine de sens et qui est le résultat d'observations nombreuses et bien faites, laisse entrevoir toute la sagesse d'âme, toute la solidité d'esprit de cette dame qui disait: «C'est assez que d'être» et qui ne s'éblouit de rien. Mais il n'était ni dans le plan de Madame, ni, par conséquent, dans celui de la comtesse de rappeler les détails de cette simple enfance, de dire comment, à sainte Marie de Chaillot, la mère d'Henriette Stuart faisait elle-même les comptes de sa maigre dépense[7], et comment, après le départ du prince de Galles pour l'Ecosse, la reine exilée fut abandonnée de tous ses gens, qu'elle ne pouvait payer. «L'étoile était alors terrible contre les rois», dit Madame de Motteville. Et elle rapporte que, la recevant dans une mauvaise chambre des Carmélites, Henriette de France lui montra une petite coupe d'or dans quoi elle buvait et lui jura «qu'elle n'avoit d'or, de quelque manière que ce pût être, que celui-là[8].» La fille de Henri IV vendit ses hardes pour subsister[9]; il y eut un moment où elle manqua de bois et presque de pain pour son enfant. C'est le cardinal de Retz qui en témoigne:

«Cinq ou six jours, dit-il, devant que le Roi sortît de Paris, j'allai chez la reine d'Angleterre, que je trouvai dans la chambre de madame sa fille, qui a été depuis madame d'Orléans. Elle me dit d'abord: «Vous voyez, je viens tenir compagnie à Henriette. La pauvre enfant n'a pu se lever aujourd'hui faute de feu.» Le vrai étoit qu'il y avoit six mois que le Cardinal n'avoit pas fait payer à la Reine de sa pension[10]; que les marchands ne vouloient plus fournir, et qu'il n'y avoit plus un morceau de bois dans la maison[11].»

Mais ce dénuement était passager et résultait du désarroi que la guerre civile avait mis dans le service des maisons royales. La princesse d'Angleterre, qui avait alors quatre ans et demi, ne devait pas recevoir de ces privations une impression bien forte.

Elle avait vingt et un ans en 1665, quand il lui vint en tête de fournir des mémoires à son amie. Elle était encore trop jeune et trop occupée de sa jeunesse pour se plaire aux souvenirs de son enfance. Aussi n'a-t-elle rien dicté qui se rapportât aux premières années de sa vie. On dirait que cette jolie femme se croyait née le jour où elle fut aimée pour la première fois. Ce fut quand le duc de Buckingham la vit à Londres; elle avait seize ans et c'est de ce moment que son historien commence à la peindre.

III. DE LA NATURE PHYSIQUE ET MORALE D'HENRIETTE
D'ANGLETERRE. SES PORTRAITS.

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Mademoiselle de Montpensier parle avec une malice assez agréable du charme qui enveloppait la princesse d'Angleterre et cachait en elle certaine disgrâce fort apparente d'ordinaire: «Elle avoit trouvé,» dit Mademoiselle,[12] «le secret de se faire louer sur sa belle taille, quoi qu'elle fût bossue, et Monsieur même ne s'en aperçut qu'après l'avoir épousée.» Voilà une bossue bien dissimulée, mais une bossue enfin; et la bonne demoiselle n'est pas seule à le dire. La Fare, fort détaché, dit que Madame «quoi qu'un peu bossue, avait non seulement dans l'esprit, mais même dans sa personne, tous les agréments imaginables[13]».

Elle avait en effet le dos rond. A ce signe, comme à l'éclat particulier de son teint, à sa maigreur et à la toux qui la secouait constamment, on pouvait reconnaître la maladie que l'autopsie révéla[14] et qui l'eût emportée si une autre plus rapide ne fût survenue. Ces symptômes frappèrent le vieux doyen de la faculté de médecine de Paris, Guy Patin, qui écrivait à Falconnet, le 26 septembre 1644: «Madame la duchesse d'Orléans est fluette, délicate et du nombre de ceux qu'Hippocrate dit avoir du penchant à la phthisie. Les Anglois sont sujets à leur maladie de consomption, qui en est une espèce, une phthisie sèche ou un flétrissement du poumon»[15].

Tout en elle, jusqu'à son perpétuel besoin d'agitation, trahissait la poitrinaire. Elle avait une coquetterie intrépide et un goût de galanterie que n'interrompaient ni les malaises, ni les grossesses, ni les couches les plus pénibles; c'est que ce goût était tout de tête et seulement pour l'imagination. On conçoit qu'avec son tapage et ses bravoures elle agaçait la reine Marie-Thérèse, bonne femme et simple, ne connaissant que l'étiquette. La reine se plaignait que, pendant qu'elle était en couches, Madame était venue la voir «ajustée avec mille rubans jaunes et coiffée comme si elle étoit allée au bal.» Elle ajoutait avec quelque aigreur qu'«une coiffe baissée et un habit modeste» eussent marqué plus de respect. Mais les hommes n'entraient pas dans les rancunes de la Reine et leur témoignage atteste unanimement l'attrait de cette malade charmante.

Il y a dans les premiers mémoires de Daniel de Cosnac, évêque de Valence et grand aumônier de Monsieur, un portrait de Madame qui a son prix, venant d'un ami respectable et d'un confident discret. Le voici:

«Madame avoit l'esprit solide et délicat, du bon sens, connoissant les choses fines, l'âme grande et juste, éclairée sur tout ce qu'il faudroit faire, mais quelquefois ne le faisant pas, ou par une paresse naturelle, ou par une certaine hauteur d'âme qui se ressentoit de son origine et qui lui faisoit envisager un devoir comme une bassesse. Elle mêloit dans toute sa conversation une douceur qu'on ne trouvoit point dans toutes les autres personnes royales. Ce n'est pas qu'elle eût moins de majesté; mais elle en savoit user d'une manière plus facile et plus touchante; de sorte qu'avec tant de qualités toutes divines, elle ne laissoit pas d'être la plus humaine du monde. On eût dit qu'elle s'approprioit les cœurs, au lieu de les laisser en commun, et c'est ce qui a aisément donné sujet de croire qu'elle étoit bien aise de plaire à tout le monde et d'engager toutes sortes de personnes[16].»

C'est bien ainsi qu'elle nous apparaît: intelligente, délicate, douce et fière, fidèle aux amis, faible et désarmée contre les flatteries et les caresses, humaine. Ce dernier mot dit beaucoup, et contient, à mon sens, la plus belle louange qu'on puisse donner à une princesse, c'est-à-dire à une personne que les mœurs publiques et privées tiennent en dehors de la sympathie et de l'humanité. L'évêque de Valence ajoute à ce portrait moral un portrait physique galamment tracé et qui sent le fin connaisseur. C'était le temps des Retz et des Chanvallon:

«Pour les traits de son visage, on n'en voit pas de si achevés; elle avoit les yeux vifs sans être rudes, la bouche admirable, le nez parfait, chose rare! car la nature, au contraire de l'art, fait bien presque tous les yeux et mal presque tous les nez. Son teint étoit blanc et uni au delà de toute expression, sa taille médiocre, mais fine; on eut dit qu'aussi bien que son âme, son esprit animoit tout son corps. Elle en avoit jusqu'aux pieds, et dansoit mieux que femme du monde.

«Pour ce je ne sais quoi tant rebattu, donné si souvent en pur don à tant de personnes indignes, ce je ne sais quoi qui descendoit d'abord jusqu'au fond des cœurs, les délicats convenoient que chez les autres il étoit copie, qu'il n'étoit original qu'en Madame; enfin, quiconque l'approchoit demeuroit d'accord qu'on ne voyoit rien de plus parfait qu'elle[17].»

Voilà un gracieux portrait; nous avons aujourd'hui le goût plus fort et nous voudrions plus d'accent. Les écrivains du XVIIe siècle mettaient dans ces sortes d'ouvrages plus d'élégance que de précision. Quand ils ont dit qu'on a le teint beau et la gorge belle, ils croient avoir tout dit. Madame de La Fayette nous avertit qu'on trouva à la princesse Henriette, dès le sortir de l'enfance, «un agrément extraordinaire», mais elle ne nous dit pas si Henriette était brune ou blonde.

La bonne madame de Motteville, qui n'avait pas pour Henriette les yeux de Buckingham, accorde du moins à la jeune princesse ce qu'on appelle la beauté du diable:

«Elle avoit, dit-elle, le teint fort délicat et blanc; il étoit mêlé d'un incarnat naturel comparable à la rose et au jasmin. Ses yeux étoient petits, mais doux et brillants. Son nez n'étoit pas laid; sa bouche étoit vermeille et ses dents avoient toute la blancheur et la finesse qu'on leur pouvoit souhaiter, mais son visage trop long et sa maigreur sembloient menacer sa beauté d'une prompte fin[18].»

Cela est froid et fort éloigné de la vivacité de Cosnac. Mais ne nous dira-t-on pas si Madame était brune ou blonde?

Elle était blonde avec des yeux bleus[19]; c'est un libelle qui nous l'apprend, un libelle d'assez bon ton, dont nous parlerons dans un autre paragraphe. Voici le portrait qu'on trouve dans ce petit écrit, intitulé La Princesse ou les amours de Madame.

«Elle est d'une taille médiocre et dégagée; son teint, sans le secours de l'art, est d'un blanc et d'un incarnat inimitable, les traits de son visage ont une délicatesse et une régularité sans égale, sa bouche est petite et relevée, ses lèvres vermeilles, ses dents bien rangées et de la couleur des perles; la beauté de ses yeux ne se peut exprimer: ils sont bleus, brillans et languissans tout ensemble; ses cheveux sont d'un blond cendré le plus beau du monde; sa gorge, ses bras et ses mains sont d'une blancheur à surpasser toutes les autres[20].»

Cela donne dans le joli et dans le fade; mais le libelliste était journalier, comme Madame; il avait ses heures heureuses et c'est lui qui nous donnera sur cette jeune femme le mot magique qui dit tout, le mot qui sert de talisman pour évoquer la belle ombre:

«Elle a, dit cet inconnu, elle a un certain air languissant, et quand elle parle à quelqu'un, comme elle est toute aimable, on diroit qu'elle demande le cœur, quelque indifférente chose qu'elle puisse dire[21].»

On dirait qu'elle demande le cœur, voilà le secret de Madame, le secret de ce charme qui agit sur tous ceux qui la virent et qui n'est pas encore rompu; j'en appelle à tous ceux qui ont essayé de réveiller son souvenir.

Si cette aimable jeune femme n'a pas à se plaindre des portraits que firent d'elle évêques, libellistes, abbés, seigneurs, duègnes et vieilles demoiselles, elle est trahie au contraire par ceux qui semblaient devoir être ses défenseurs naturels; je veux dire les dessinateurs, les graveurs et les peintres.

Les portraits d'Henriette d'Angleterre sont assez nombreux (je parle des portraits faits de son vivant); par malheur ils ne se ressemblent pas entre eux. Cela tient sans doute à ce que les artistes ont mal vu et peu compris leur modèle, mais cela tient aussi, et beaucoup, à ce que le modèle n'avait pas des traits bien accentués et que sa physionomie était changeante et diverse.

Les tissus très mous, comme on le voit aux joues qui tombent, se pénétraient facilement et gonflaient les traits naturellement fins. De là, cet aspect tour à tour grêle et empâté qu'on voit à ses portraits.

Je l'ai dit tout à l'heure: cette blonde était ce qu'on appelle journalière. Son charme, tout d'expression, était insaisissable pour des artistes qui, comme ceux de son temps, ne se permettaient ni le croquis rapide, ni la touche légère, et qui ne se proposaient pas de saisir la nature en un moment par un coup d'adresse et d'esprit.

Une gravure de Claude Mellan[22] nous montre Henriette encore très jeune, au temps où, dédaignée par Louis XIV, elle paraissait sans éclat à la Cour. Mellan nous représente, dans sa manière un peu lâche, une jeune fille de seize ou dix-sept ans avec de beaux grands yeux, un nez rond, de grosses lèvres, la mâchoire inférieure trop saillante, des joues lourdes, un visage à la fois chétif et bouffi, un air intelligent et bon. C'est bien ce qu'avec une grosse gaieté Louis XIV nommait «les os des saints Innocents». Sur le cou, ceint d'un collier de perles, une guimpe transparente est jetée. Ce collier de perles se retrouve sur tous les autres portraits de la Princesse.

HENRIETTE D'ANGLETERRE

HENRIETTE D'ANGLETERRE D'APRÈS LE PORTRAIT GRAVÉ
PAR CLAUDE MELLAN.

Une peinture de Van der Werff[23], reproduite par plusieurs graveurs, notamment par J. Audran, rappellerait la gravure de Claude Mellan, si le nez, beaucoup plus droit, la bouche mieux faite et la joue plus pleine ne composaient pas un ensemble incomparablement plus agréable. D'ailleurs même air de bonté intelligente. Le buste, pris dans un corps très raide, comme on en portait alors, est richement orné d'orfévrerie avec perles et grosses pierreries. C'est à peu de chose près le costume de presque tous les autres portraits. «Elle était étincelante de pierreries», dit le libelliste.

Un portrait, signé: Grignon sculps.[24], nous montre une figure sensiblement différente; le nez est gros, mais les yeux relevés sur les tempes et les lèvres retroussées aux deux coins s'accordent avec les mèches folles et les boucles en coup de vent de la chevelure pour composer une physionomie vive, rieuse, mutine et moqueuse. Et, bien que la gravure soit dure et noire, Henriette y paraît gentille et plaisante. Si l'on veut, ces portraits forment, malgré leurs dissemblances, une famille, dont le caractère commun est l'air de jeunesse et de sympathie.

Tout différent est l'aspect des autres figures que nous avons sous les yeux. Le graveur anonyme de 1663[25], Joullain[26], Desroches[27] et F. Schouten[28], sans bien s'accorder pour les détails, nous présentent tous un visage régulier, plein, avec un air de maturité; ni expression, ni caractère propre: ce n'est pas là cette princesse à qui l'on trouvait «un agrément extraordinaire».

Le musée de Versailles possède trois portraits anciens d'Henriette d'Angleterre. Le meilleur[29] a été reproduit dans l'ouvrage de Gavard par une mauvaise gravure qui n'en donne pas la moindre idée. La Princesse y est représentée avec de beaux yeux d'un bleu sombre, un nez sans beaucoup de caractère mais qui peut à la rigueur mériter le compliment que l'évêque de Valence fit à l'original, une bouche retroussée aux coins avec une expression plus gaie que tendre et une jolie gorge sous une guimpe transparente. Elle tient sur ses genoux un petit chien qui porte galamment à l'oreille un pompon de soie rouge.

Le même petit chien avec le même pompon à l'oreille figure sur un autre portrait[30] conservé dans l'attique du palais et que le catalogue donne pour être de l'école de Mignard. On n'y trouve ni charme, ni expression, ni caractère d'aucune sorte. Le troisième portrait[31] fut peint, en 1664, par Antoine Matthieu, dans le genre olympien. Henriette, drapée comme une figure d'allégorie, y soutient le portrait du duc d'Orléans, avec une ampleur de geste qui sied mieux à une déesse qu'à une dame de la Cour. Aussi bien est-ce une déesse que l'artiste a voulu peindre en cette figure qui montre un long et étroit pied nu dans des sandales d'or et de pierreries, le pied de Diane. Le visage, mince et distingué, ne ressemble ni à l'un ni à l'autre des précédents portraits.

Il y a enfin, dans les appartements de Louis XIV, un ample tableau de Jean Nocret qui représente la famille du grand roi dans des costumes de ballet et avec des attributs allégoriques[32]. Les têtes n'y manquent pas de caractère; elles ne semblent pas flattées; celle de Madame y est chétive, blafarde, maladive, point jolie. C'est celle d'une personne qui n'est pas, comme la belle-au-bois-dormant, belle sans y penser, mais qui peut plaire à son réveil, avec, ce qui ne manque guères, un peu de bonne volonté. Elle a un air de vérité, cette figure de Jean Nocret; malheureusement elle ne ressemble à aucun des autres portraits d'Henriette.

En somme de toutes les images de cette Princesse, deux seulement nous restent dans les yeux en y laissant quelque air de vie et de vérité: d'abord, celle d'une très jeune fille, souffreteuse, avec de beaux yeux et un air de bonté, celle enfin qu'on voit dans la gravure, d'ailleurs médiocre, de Claude Mellan. Puis, grâce aux progrès de l'âge, l'image d'une aimable personne, brillante et douce à la fois, agréable malgré ses joues lourdes et son menton mal fait, charmante d'expression: c'est Audran qui nous la fait voir le mieux ainsi. Ces deux gravures sont reproduites, la première en regard de la page xxij; l'autre, de la main de M. Boulard, dans une eau-forte qui sert de frontispice à ce volume.

IV. MADAME ET LE ROI.

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La petite-fille de Henri IV avait dix-sept ans quand, mariée au frère de Louis XIV, elle prit rang à la cour d'un prince qui n'était pas encore ce «héros» dont parle Despréaux, ce

Jeune et vaillant héros, dont la haute sagesse

N'est pas le fruit tardif d'une lente vieillesse,

Et qui seul, sans ministre, à l'exemple des Dieux,

Soutient tout par lui même et voit tout par ses yeux[33].

C'était, en attendant, un fier garçon de bonne mine et de gros appétit, fort ignorant, parlant mal mais peu, étranger aux affaires, occupé principalement de danser dans les ballets. Il montrait pour les femmes un goût qui, s'il ne s'adressait qu'à quelques-unes, les occupait toutes. De là, une émulation mauvaise. Songez que cette Cour, oisive jusqu'au malaise, se traînait dans des divertissements perpétuels. Les hommes y perdaient tout caractère et leur platitude devint bientôt un lieu commun de poésie satirique sur lequel La Fontaine, par exemple, est intarissable. Une telle société était fort capable de gâter une très jeune femme. Et pour celle-là, les femmes étaient plus dangereuses que les hommes, parce qu'un instinct avertit la moins expérimentée de ce qu'elle peut craindre de la part d'un beau diseur, tandis qu'elle se livre sans défense à des femmes intéressées à ce que nulle n'ait sur elles l'avantage d'une vie exemplaire. C'était un intérêt que la surintendante de la maison de la Reine, la comtesse de Soissons, avait autant et plus qu'une autre, et l'intimité de cette italienne fut très mauvaise pour la jeune Stuart.

Le mari d'Henriette d'Angleterre, le second personnage du royaume par le rang, n'était point lâche ni tout à fait méchant, mais c'était le plus mauvais mari qui pût échoir à une femme de cœur. Il fut toute sa vie un enfant vicieux, une fausse femme, quelque chose de faible, d'inquiétant et de nuisible. Son incapacité pour les affaires auxquelles sa naissance le destinait, son incroyable puérilité et son entière soumission à ses favoris faisaient de lui une espèce d'infirme et lui donnaient un maintien pitoyable dont son frère riait et voulait être le seul à rire.

Joli garçon d'ailleurs, son plaisir fut longtemps de s'habiller en femme. Son rang seul l'empêcha d'aller, comme l'abbé de Choisy, à l'église et à la comédie avec une jupe et une fausse gorge[34]. Du moins, il se rattrapait au bal. Ce même abbé de Choisy raconte qu'une nuit qu'on dansait en masque au Palais-Royal, Monsieur s'habilla comme une dame et dansa le menuet avec le chevalier de Lorraine. Et l'abbé ajoute du ton d'un connaisseur satisfait: «On ne sauroit dire à quel point il poussa la coquetterie en mettant des mouches, en les changeant de place...[35].»

Voilà le mari qu'on donnait à une jeune femme spirituelle, bonne, indocile, ambitieuse, sensible à la gloire, à l'amour, aux arts, à toutes les belles et grandes choses et mettant dans toutes ses pensées l'impatience d'une malade. Car Henriette d'Angleterre, conçue dans de royales angoisses et portée, au bruit des armes, par une princesse en péril, naquit fière et brisée. On verra dans la deuxième partie du livre de madame de La Fayette quels sentiments Madame et le Roi eurent l'un pour l'autre. On sait que précédemment Louis XIV l'avait dédaignée quand il pouvait l'épouser. Leur inclination mutuelle éclata à Fontainebleau dans le bel été de 1661. Alors «elle fut occupée, dit la comtesse, de la joie d'avoir ramené le roi à elle»[36]. Madame de Motteville donne à Henriette les mêmes sentiments avec une nuance un peu trop sombre de rancune:

«Elle se souvenait que Louis XIV l'avoit autrefois méprisée, quand elle auroit pu prétendre à l'épouser, et le plaisir que donne la vengeance lui faisoit voir avec joie de contraires sentimens qui paroissoient s'établir pour elle dans l'âme du roi[37].»

Sans être touché jusqu'aux larmes, comme Bossuet[38], des sentiments que Louis XIV avait pour la femme de son frère, nous ne ferons pas un crime au jeune Roi d'un peu de surprise à se trouver si près d'une jeune femme dont le charme troublait tout le monde. Ce ne fut qu'un éclair et ils en vinrent bientôt à s'aimer comme frère et sœur, et même un peu moins, s'il est possible. Je place ici deux lettres du Roi à Madame qui font honneur à la politesse de celui qui les a écrites. L'une, que je crois la plus ancienne, n'est pas datée. Elle a été publiée pour la première fois par mon ami M. Etienne Charavay, dans sa Revue des documents historiques[39]. La voici:

«Ce vendredi.

«Les grottes et la fraischeur de St Clou ne me font point souhaitter dy estre car nous avons des lieux ja asses beaux pour nous consoler de ni estre pas, mais la compagnie qui sy treuue est si bonne qu'elle me donne des tentations furieuses de mi treuuer, et si je ne croiois vous voir demain je ne sait quel parti je prendrois et si je pourrois m'enpescher de faire un voyage au pres de vous. Faittes que touttes les dames ne moublie pas et vous souvenés de l'amitié que je vous ai promise; elle est telle qu'elle doit estre pour vous plaire, si vous auez envie que j'en aie beaucoup pour vous. Assures fort mon frère de mon amitié.»

La suscription porte entre deux cachets noirs aux armes de France: «A ma seur.»

L'autre lettre, écrite de Dijon, au milieu de l'heureuse et rapide campagne de 1668, n'est aussi qu'un petit compliment bien tourné.

«A Dijon, le 5 février 1668.

«Si je ne vous aimois tant, je ne vous escrirois pas car je nai rien a vous dire apres les nouvelles que jai mandees a mon frere mais je suis bien aise de vous confirmer ce que je vous ai dit qui est que j'ai autant damitie pour vous que vous le pouvés souhaitter. Soiés persuadés de ce que je vous confirme par cette lettre et faitte mes complimens s'il vous plait a mmes de Monaco et de Tianges[40].»

Cette lettre ou plutôt ce billet, dont l'original appartenait à feu M. Chambry[41] qui avait bien voulu m'en donner copie, était resté inédit.

Madame, il faut le dire, fut la première à manquer à ce qu'elle devait à son beau-frère. Dépitée de ce que le roi, venu à elle un peu tard, l'eût quittée si vite pour s'occuper de La Vallière, elle se mêla beaucoup plus qu'elle n'aurait dû de la lettre espagnole que Vardes et la comtesse de Soissons écrivirent à la jeune reine pour l'instruire des infidélités du Roi. Elle connut cette mauvaise action, l'approuva, ou du moins n'y contredit pas. Ce fut non pas méchanceté, mais faiblesse de sa part. M. de Cosnac disait bien qu'elle ne faisait pas toujours ce qu'elle savait devoir faire.

Il vint un temps où l'attachement qu'elle avait pour Louis XIV reçut de nouvelles atteintes. Ce fut quand elle se brouilla tout à fait avec Monsieur. Elle vit alors qu'elle ne pouvait pas compter sur le Roi. Elle écrivait, le 14 avril 1670, à l'ancienne gouvernante de ses enfants, madame de Saint-Chaumont, une lettre confidentielle qui nous montre qu'il est très délicat, même pour un souverain, d'être pris pour arbitre dans des querelles de ménage. Madame n'y cache pas son mécontentement. «Quoi que le roi, dit-elle, de lui à moi, soit très bien disposé, je le trouve, en mille endroits, insupportable, faisant des fautes et des imprudences incroyables, sans en avoir l'intention.»

Elle expose ensuite les façons embarrassées et incohérentes du Roi à son égard, et elle ajoute: «Avouez qu'un esprit un peu droit est bien étonné d'une pareille conduite.»

La lettre se termine par un trait fort dur mais tracé de main de maître et digne d'un bon peintre de mœurs:

«Le Roi n'est point de ces gens à rendre heureux ceux qu'il veut le mieux traiter. Ses maîtresses, à ce que nous voyons, ont plus de trois dégoûts la semaine. Voyez à quoi ses amis se doivent attendre[42].»

Elle confiait ces plaintes à madame de Saint-Chaumont le 14 avril 1670. Dans les deux mois qui lui restaient encore à vivre, elle rendit, par le voyage de Douvres, un éclatant service à la France et au roi. On peut croire qu'il lui marqua son contentement avec assez de force, bien que nous sachions qu'il n'alla pas au-devant d'elle pour ne pas déplaire à Monsieur. Il vint la voir à son lit de mort. Là, elle lui dit «qu'il perdait la plus véritable servante qu'il aurait jamais[43]». Cette parole est haute et fière, à la bien comprendre. Ce n'est pas à Louis qu'elle s'adresse, mais au Roi, c'est-à-dire à l'État. C'est la parole d'une petite-fille de Henri IV, mêlée aux affaires de deux royaumes, servant la France avec zèle et qui se voit mourir au milieu de grandes entreprises.

V. MADAME, LE COMTE DE GUICHE ET LE MARQUIS
DE VARDES.

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La langue du XVIIe siècle, exprimant des mœurs fort différentes des nôtres, est devenue plus difficile à comprendre qu'on ne pense. Ce n'est point tout à fait une langue morte, et, comme nous en avons gardé presque tous les mots, il arrive que nous les prenons tout naturellement dans leur acception moderne, lors même que c'est un vieux texte qui nous les donne. Nous faisons ainsi un grand nombre de contre-sens dont nous ne nous doutons pas. C'est à ce point que je ne crois pas qu'on puisse lire couramment vingt-cinq vers de Racine en étant bien certain de les comprendre tout à fait comme les contemporains du poëte. Il y faut un peu d'exégèse; c'est à quoi les nouvelles éditions critiques avec notes et lexiques ont amplement pourvu. Mais on les consulte peu, et un Français ayant passé par le collège croira difficilement qu'il a besoin d'un dictionnaire pour comprendre Racine ou Molière, ce qui est pourtant la vérité. On fera encore moins de façons pour lire les Mémoires de mademoiselle de Montpensier ou ceux de madame de La Fayette, dont le style plus familier semble plus facile et, en réalité, demande beaucoup plus d'étude. Est-on sûr seulement de bien entendre les termes que ces écrivains emploient le plus ordinairement, ceux, par exemple, de maîtresse, d'amant, de galanterie?

Je crois que ces réflexions sont très-bien à leur place ici, parce que l'Histoire d'Henriette d'Angleterre est un des livres qui perdent le plus à être lus à la moderne, si j'ose dire, et sans une attention suffisante aux changements que les mots ont éprouvés dans leur sens depuis le siècle de Louis XIV.

Tout spécialement, les sentiments de M. de Guiche pour Madame ne peuvent être bien sentis que si l'on fait effort pour rendre à certains termes l'honnêteté qu'ils ont perdue en deux siècles, dans les aventures de la société française. Ainsi, ce que madame de La Fayette nomme galanterie était alors, en langage de cour, «une manière polie, enjouée et agréable de faire ou de dire les choses[44]». C'était plus encore, c'était un art que cultivaient ceux qui en avaient le loisir et le talent; les galants