Les Ténébreuses - Tome II - Du Sang sur la Néva

Gaston Leroux


Chapitre 1 LA GRANDE MAISON DANS LAQUELLE IL N’Y AVAIT QUE DES AMIS DE LA KOULIGUINE

 

Viborg est un grand port sur le golfe de Finlande, et comme la population, qui y est nombreuse, s’y trouve tassée sur d’étroites langues de terre qui s’avancent entre les bassins, il est facile de s’y cacher et de passer à peu près inaperçu, pourvu, bien entendu, que l’on ait de faux passeports bien en règle. Mais ce n’est jamais ce qui manque en Russie.

La grande maison, pleine des amis de la Kouliguine, dont nous avons parlé dans la première partie de cet ouvrage[1], se trouvait dans le fond le plus ténébreux du plus vieux quartier de la ville, ce que l’on appelle, là-bas, le Faïtningen, dans une de ces petites rues qui aboutissent à la place du Vieux-Marché, non loin de la tour ronde.

La maison était la plus vieille de la rue. On eût dit une antique auberge avec ses murs de rondins noircis, calcinés par le temps. Son toit hospitalier portait sur quatre piliers façonnés au tour et pareils à de prodigieux et très vieux chandeliers d’église. Toute la demeure assurément, n’en conservait pas moins un aspect des moins appétissants pour un jeune couple d’amoureux dont la lune de miel venait de se passer dans un certain luxe.

Enfin, ce qui parut à Pierre le plus déplaisant de tout, ce fut une sorte de cabaret russe, qui s’annonçait sous le perron de la maison, et au-dessus d’une porte basse, par un écriteau bleu céleste sur lequel on pouvait lire : Pritinny Kabatchok, ce qui veut proprement dire : « Au petit cabaret de refuge ».

– Ne vous inquiétez point de cela, fit Iouri à Pierre, il ne vient se réfugier dans ce petit cabaret, comme dans toute la maison, que des amis de la Kouliguine, et il n’est point d’exemple qu’aucun de ses hôtes y ait jamais eu d’ennuis avec ceux de la police.

– Oui ! oui ! fit Pierre, je commence à comprendre.

– Comprenez, maître que c’est ici que la police fait se réfugier ceux qu’il ne faut pas qu’elle trouve.

– C’est donc la police qui nous conduit ici ?

– C’est la Kouliguine, qui est plus puissante, en vérité, que toutes les polices de la terre russe et qui sait que la police n’est jamais curieuse de ce qui se passe ici… Voici tout ce que je peux vous dire, barine !

– Bien, bien, Iouri. Emménageons.

Tout ceci était dit pendant que Iouri et Nastia vidaient les voitures de leurs paquets. Deux dvornicks, sur un mot de Iouri, étaient sortis de la cour pour les aider dans cette besogne.

Contre la porte entr’ouverte du cabaret, sur le seuil, se tenait, les mains dans les poches, un homme de haute taille, tête nue, en carrick de drap grossier, à larges poils.

– Celui-ci est Paul Alexandrovitch, le buffetier, un homme qui en sait aussi long que moi sur bien des choses. Avec cela, il est fort comme un ours de Lithuanie et malin comme un pope de village qui fait l’homme ivre pour ne pas dire la messe !

– C’est bon ! C’est bon ! Je ne tiens pas à ce que tu me le présentes…

– Pendant que vous serez ici, c’est lui qui veillera sur vous, nuit et jour, barine.

– Et où vas-tu nous caser dans cette maison ?

– Vous verrez, vous y serez très bien ! Dans l’appartement qui a été occupé pendant trois semaines par un gaspadine tout à fait distingué, fit Iouri en s’effaçant pour laisser passer son maître, qui pénétrait dans la maison en soutenant Prisca.

– Cette maison me fait peur, disait la jeune femme en frissonnant. Et ce n’est point tout ce que raconte Iouri qui me rassurera.

À ce moment, le domestique, qui leur avait fait escalader un étage par un étroit escalier de planches, les fit pénétrer dans une antichambre d’où s’enfuit aussitôt une grosse commère en robe de perse bigarrée. Elle avait poussé un cri en les apercevant, et Prisca en conclut qu’elle avait dû reconnaître le grand-duc.

Iouri dit que, si même la grosse commère avait reconnu Son Altesse, cela n’avait aucune importance, et qu’elle ferait désormais comme si elle ne l’avait jamais vu. Il se chargeait de cela comme de tout. Du reste, il priait les jeunes gens de l’attendre dans cette antichambre, car il allait se rendre compte par lui-même de l’état dans lequel se trouvait l’appartement.

Prisca était de moins en moins tranquille. Elle regardait autour d’elle avec un sentiment de méfiance grandissant.

Pierre entoura Prisca de ses bras amoureux :

– Calme-toi, ma chère petite colombe. Comment veux-tu qu’on vienne chercher, ici, deux innocents comme nous, quand tant de bandits s’y sont trouvés en pleine sécurité ? Le raisonnement de Iouri est juste, et la Kouliguine savait assurément ce qu’elle faisait en ordonnant à son domestique de nous conduire ici dans le cas où nous serions menacés.

– Puisque la Kouliguine est si puissante, comment se fait-il qu’elle ne nous fasse pas proposer de passer à l’étranger ? dit Prisca.

– C’est exact ! exprima Pierre, soudain rêveur.

– Vois-tu Pierre, après tout ce que tu as dit à ta mère, il n’y a qu’en France que nous pourrions nous croire en sécurité. Sois persuadé qu’elle va remuer ciel et terre pour nous retrouver, et sa vengeance sera terrible. Tu sais que je ne crains point de mourir avec toi, mais il fait si bon vivre, mon Pierre, si bon vivre dans tes bras…

Il l’embrassa et lui promit qu’aussitôt que cela serait possible, il enverrait Iouri auprès de la Kouliguine, pour que celle-ci organisât leur fuite à l’étranger et leur procurât les passeports nécessaires. Iouri revint. Son visage parut tout de suite à Pierre assez énigmatique.

Iouri les invita à le suivre, ce qu’ils firent, et, après avoir passé devant quelques portes entr’ouvertes, qui laissaient apercevoir parfois de bien singulières silhouettes, ils arrivèrent à une porte à double battant devant laquelle se trouvait Nastia, qui, après avoir fait une grande révérence, la leur ouvrit.

Alors, ils ne furent pas plus tôt dans l’appartement qu’ils se trouvèrent en face d’une jeune demoiselle qui sautait de joie, tandis que, derrière elle, un monsieur d’un certain âge, avait la figure ravagée certainement par le plus sombre souci.

– Vera ! Gilbert ! s’écria le grand-duc.

Mais les deux autres ne crièrent point : « Monseigneur ! » et comme ils ne savaient encore comment l’appeler, ils ne le nommèrent pas du tout.

Les portes furent soigneusement refermées et l’on échangea force poignées de main, souhaits, hommages, cependant que l’étonnement général s’exprimait par des exclamations sans signification précise et par des soupirs, qui traduisaient un fond d’anxiété, dont seule la petite Vera était parfaitement exempte.

Elle se montrait rose et fraîche et très amusée comme à son ordinaire. Les événements continuaient pour elle à avoir d’autant plus d’attraits, qu’ils étaient plus inattendus, si dangereux fussent-ils.

Prisca ne connaissait point Vera, mais elle connaissait Gilbert, qui lui avait souvent parlé de Vera, comme d’une petite poupée tout à fait exceptionnelle.

Ce pauvre Gilbert faisait peine à voir. Jamais on ne lui avait vu figure aussi tragique, et c’était vrai qu’il avait, soudain, vieilli, blanchi, qu’il était devenu presque méconnaissable, en quelques semaines.

En vérité, l’aventure était redoutable pour ce brave garçon, qui avait vécu jusqu’alors fort bourgeoisement, accomplissant ses petits devoirs de théâtre sans heurt ni secousse, mettant sagement de l’argent de côté pour ses vieux jours, se gardant comme nous l’avons dit, de toute histoire un peu sérieuse avec les femmes. Et voilà que tant de prudence aboutissait à cette catastrophe : il était mêlé à une affaire d’État, et si bien mêlé qu’il était obligé de s’enfuir, de se cacher avec cette enfant qu’il adorait, dans un trou de Finlande, avec la menace, toujours active, d’un cachot à la Schlussenbourg, et peut-être même du lacet fatal !

Comment une pareille chose avait pu se produire, voilà ce qui fut à peu près expliqué autour d’une soupe à la smitane (crème) d’un tchi merveilleux confectionné par Nastia, après que l’on se fût arrangé pour vivre tous sans trop de gêne, dans ce maudit appartement.

– Je vais vous raconter notre histoire ! annonçait Vera, car lorsque c’est Gilbert qui la raconte, c’est trop triste ! et, mon Dieu, je ne vois pas ce qu’il y a d’absolument triste là dedans ! Ce sont des choses qui arrivent tous les jours…

– C’est la première fois de ma vie, osa interrompre Gilbert, que…

– Que quoi ? que tu vas en prison ? D’abord, tu n’y es pas encore allé en prison !…

« Mais regardez-moi la bile qu’il se fait parce qu’on me soupçonne d’avoir, fait assassiner Gounsowsky !

– L’ancien chef de l’Okrana ? s’écria Pierre.

– Lui-même ! Celui que tout le monde appelait : le doux jambon !

– C’est abominable, reprit Gilbert. Quand j’ai appris une chose pareille, j’ai été le premier à courir à la police et à dire que, ce jour-là, je n’avais pas quitté la petite !

– Je te défends de m’appeler la petite !… fit Vera, qui avait de l’amour-propre.

– Mais enfin, interrogea Prisca, comment a-t-on pu vous accuser, vous, d’une chose aussi abominable ?

– Non seulement on m’accuse, moi, mais on accuse aussi ma sœur !

– Hélène ! mais c’est insensé ! s’exclama Pierre, et où es Hélène ?

– Oh ! elle est restée cachée à Petrograd, d’où elle veille sur nous tous. Je ne sais pas pourquoi Gilbert se fait un pareil mauvais sang ; ma sœur est la bonne amie maintenant de Grap, le successeur de Gounsowsky ! Vous pensez que Grap a trop de reconnaissance à Hélène d’un tas de choses, peut-être même de l’avoir débarrassé du « doux jambon » ! ajouta-t-elle en clignant de l’œil du côté de Gilbert…

Mais celui-ci avait sans doute horreur de ce qu’il ne prenait encore que comme une mauvaise plaisanterie, car il ordonna péremptoirement à Vera de cesser de parler en riant d’un forfait aussi atroce et qui pouvait avoir pour elle, en particulier, et pour lui ; par surcroît, de si terribles conséquences.

– Oh ! moi, je suis innocente ! exprima Vera avec candeur, mais je ne sais pas toujours ce que fait ma sœur, moi !…

– Vera ! Vera ! supplia Gilbert, je t’en prie ! assez ! en voilà assez comme cela !… je connais Hélène Vladimirovna depuis très longtemps ; elle n’a ici que des amis…

– Certes ! acquiesça le grand-duc, mais vous voyez bien, Gilbert, que Vera se moque de vous…

– Elle se moque toujours de moi !…

– Je me moque de toi parce que tu as toujours peur !… Peur de quoi, je me le demande… quand Grap, le nouveau directeur de l’Okrana, ne fait que les quatre volontés d’Hélène !… et a pris lui-même toutes dispositions nécessaires pour que nous vivions ici bien tranquilles, dans cette maison où la police met tous ceux qu’elle ne veut pas arrêter…

– Quelle étrange histoire ! fit Prisca, mais qui donc veut vous arrêter alors, et qui donc vous accuse ?

– La police politique particulière du palais, qui est à la dévotion de Raspoutine !… Vous comprendrez tout, quand vous saurez que ma sœur, pour sauver une jeune personne de la haute société des entreprises de Raspoutine, avait promis ses faveurs à Raspoutine, mais finalement les lui a refusées. Il y a des choses qui sont au-dessus des forces humaines ! dit ma sœur, et je la comprends. Seulement, pour se sauver de Raspoutine, qui a, juré sa perte, elle a dû se faire un ami de Grap, qui n’est pas beaucoup plus appétissant !… du moins, c’est mon avis ! Et maintenant, c’est une lutte entre Grap et Raspoutine !

– Et si Raspoutine l’emporte, nous sommes fichus ! conclut mélancoliquement Gilbert… Moi, je parie pour Raspoutine !

– Toi, tu vois toujours tout en noir !…

– Mais, saperlotte ! puisque ce n’est pas vous qui avez commis le crime, s’écria Gilbert, qu’on nous fiche donc la paix à tous !…

– Je me tue à t’expliquer que le crime n’est qu’un prétexte dans cette affaire… Et puis, calme-toi… Raspoutine n’en a plus pour longtemps. Grap est en train de grouper contre lui tous les mécontents de la cour ; sans compter les grands-ducs qui ne viennent plus à la cour et qui marchent avec Grap.

– Voilà des nouvelles, exprima Pierre, avec un triste sourire… Nous n’en avions pas depuis longtemps ! mais je vois que l’union sacrée règne en maîtresse dans notre cher pays… et quelles sont les dernières nouvelles de la guerre ?…

– Des nouvelles de la guerre ? Il n’y en a plus ! Personne ne s’occupe plus de la guerre ici ! dit Gilbert.

– Ne te brûle pas les sangs, mon petit vieux cher inquiet ami ! Tout cela va changer bientôt ! fit Vera.

– Et pourquoi donc cela changerait-il ? demanda Gilbert. Ta révolution ?… Je n’y crois pas !… Et puis je les connais, tes révolutionnaires… des bavards !

– Je te défends de dire ça ! fulmina Vera.

– Croyez-vous ! reprit l’acteur en haussant les épaules, cette petite qui le fait à la nihiliste, maintenant, parce qu’on lui a fait l’honneur de la mêler à une histoire absurde de drame policier auquel elle était tout à fait étrangère !… Ça l’amuse !… C’est inouï !… Et la voilà qui prêche la révolution !… Vous y croyez, vous, aux bienfaits de la révolution russe ? demanda Gilbert au grand-duc en se tournant brusquement vers lui.

– Moi ? répondit Pierre en baisant la main de Prisca, moi, je crois à l’amour !…

Chapitre 2 M. KARATAËF EST UN NOUVEAU CLIENT DU KABATCHOK

 

Les premiers jours qui suivirent se passèrent sans événements extraordinaires, du moins en apparence. Prisca commençait à se rassurer. Elle avait consenti, sur le désir de Pierre, à se laisser promener un peu par la ville, dans une drochka conduite par Iouri.

Ils sortaient naturellement vers le soir et passaient dans les quartiers les moins fréquentés ; ils quittaient bientôt le Faïtningen où ils habitaient, ils s’en allaient par le pont d’Alex jusqu’aux solitudes boisées qui avoisinent le château de « Mon Repos », d’où l’on jouit d’un des plus beaux sites du golfe de Finlande.

Au cours de l’une de ces promenades, le soir du quatrième jour, Pierre, sur les instances de Prisca, profita de ce qu’aucune oreille indiscrète ne pouvait l’entendre pour entreprendre Iouri au sujet du voyage à Petrograd qu’ils voulaient lui faire faire. Il s’agissait d’aller trouver la Kouliguine, qui ne donnait point de ses nouvelles et d’obtenir les passeports nécessaires aux deux jeunes gens pour passer en France.

Iouri répondit qu’il avait reçu l’ordre général de ne point quitter le prince, mais que si le prince lui donnait absolument l’ordre écrit de rejoindre la Kouliguine, il ne verrait aucun inconvénient à cela, à la condition toutefois que le prince lui promît de ne point sortir de la maison du Faïtningen pendant toute son absence.

Le prince le lui promit et lui dit qu’il lui donnerait, le soir même, une lettre pour la danseuse.

Iouri s’inclina et déclara qu’il était possible qu’il quittât Viborg le soir même, mais qu’il ne savait rien encore et que cela dépendait d’une conversation qu’il se proposait d’avoir avec sa petite maîtresse Vera Vladimirovna.

Pierre eut la curiosité bien naturelle de demander à Iouri en quoi la conversation que celui-ci devait avoir avec la sœur d’Hélène pouvait avancer ou retarder leurs projets ; mais Iouri fit comme s’il n’avait pas entendu ou comme s’il n’avait pas compris ; et, fouettant ses chevaux, reprit à toute allure le chemin de la maison.

Il faisait nuit quand ils y arrivèrent. Il parut à Prisca que leur demeure avait, ce soir-là, un aspect encore plus lugubre que les autres jours. La traversée des escaliers et des corridors où elle rencontrait des ombres silencieuses et dont les attitudes ne lui semblaient jamais normales lui donnait des frissons. Quand ils furent dans la pièce qui leur était réservée, elle supplia Pierre d’écrire tout de suite la lettre qu’il devait donner à Iouri, et comme Iouri survenait presque aussitôt, elle fit promettre à celui-ci de faire la plus grande diligence possible :

– Je dois parler à Vera, dit Iouri.

– Je t’y engage, répondit le prince, car elle doit savoir mieux que toi où tu trouveras la Kouliguine.

– Non, pas mieux que moi, maître.

– En tout cas, elle peut avoir une commission à te donner pour sa sœur. Elle s’étonne elle-même de ne pas avoir de ses nouvelles, ce n’est pas elle qui te retardera.

Sur ses entrefaites, Vera et Gilbert arrivèrent et furent mis au courant du prochain voyage de Iouri à Petrograd. Ils approuvèrent tous deux.

– Excusez-moi, fit alors Iouri, mais j’ai un mot à dire en secret à ma petite maîtresse.

On les laissa seuls. Tout le monde était fort intrigué, à commencer par Vera.

– Parle vite, fit celle-ci, tu m’impatientes, Iouri, avec tes airs…

Mais l’autre, sans se démonter, s’en fut voir si personne n’écoutait aux portes, puis, sûr de n’être pas entendu, il dit à voix basse à la jeune fille :

– Êtes-vous sûr que Doumine soit mort ?

Vera eut un recul instinctif, considéra un instant Iouri, enfin lui demanda en le fixant sévèrement dans les yeux :

– Qui t’a dit que Doumine était mort ?

– C’est la Kouliguine, répondit le domestique sans sourciller ; elle avait besoin que je sache cela… Mais vous croyez qu’il est mort, et il n’est peut-être pas mort !

– Si tu sais qu’il est mort, tu dois savoir aussi comment il est mort. Parle un peu pour voir, commanda Vera toujours un peu soupçonneuse.

– Vous l’avez tué chez la Katharina, répondit Iouri, mais vous croyez peut-être l’avoir tué !…

– Qu’est-ce qui te fait supposer qu’il ne serait pas mort ?… Moi, je l’ai vu mort, étendu dans son sang, sous un tapis…

– Je sais… je sais… mais on croit que les gens sont morts et ils ne sont peut-être pas morts…

– Celui-là est mort et enterré…

– Je sais aussi où il est enterré et qui l’a enterré. Vous voyez bien que je sais tout.

– Alors, ne parle plus jamais de Doumine, il n’en vaut pas la peine, je t’assure…

– Mais on croit que les gens sont enterrés et ils ne le sont peut-être pas ! reprit Iouri, qui était décidément très entêté.

– Où veux-tu en venir ? Tu m’ennuies, encore une fois, mais tu ne réussiras pas à m’effrayer.

– Eh bien, je désire que la petite maîtresse vienne avec son serviteur.

– Où cela ? Où me conduis-tu ? Je veux savoir.

– Oh ! pas bien loin… au kabatchok, qui est en bas et qui est tenu par notre ami Paul Alexandrovitch.

– Tu m’intrigues ! Je te suis, dit tout à coup Vera, qui était toute spontanéité.

Elle n’avertit même point Gilbert et celui-ci fut tout étonné de trouver la chambre vide, quelques minutes plus tard.

Vera et Iouri étaient donc descendus tous deux au Pritinny Kabatchok, dont une entrée donnait directement sur le vestibule de la maison, On descendait quelques marches et l’on se trouvait dans la salle commune, qui était proprement tenue et qui offrait l’aspect assez engageant de certains cabarets de campagne.

Paul Alexandrovitch, qui était assez négligé de sa personne, avait des soins inouïs pour son établissement. S’il s’appuyait de l’épaule, parfois, dans la journée, à sa porte, regardant ce qui se passait dans la rue, c’est qu’il n’avait plus rien à faire dans son cabaret ; mais, le plus souvent, on le voyait, un linge à la main, frottant les meubles ou faisant reluire les cuivres.

Les clients du kabatchok étaient, à vrai dire, les plus humbles habitants de la maison, qui venaient là, prendre un bol de thé, ou se réconforter d’un peu de tchi à la crème, dont Paul Alexandrovitch avait toujours une grande marmite pleine.

Il y avait aussi des clients de passage qui avaient une façon à eux de dire bonjour, en entrant, comme, par exemple de prononcer ces mots pleins de politesse :

« Je vous félicite d’avance de tout ce qui peut vous arriver d’heureux. »

S’ils ne prononçaient point ces mots-là ou s’ils ne les disaient point comme il fallait, absolument, aussitôt toutes les conversations étaient suspendues dans le kabatchok, ou bien l’on ne parlait plus que de choses insignifiantes comme de la pluie ou du beau temps ou du « traînage » du futur hiver, sur les lacs.

Iouri entra le premier, Vera le suivait la tête entourée d’un châle de laine blanche qui lui cachait à peu près toute la figure.

Les clients qui étaient là ne se retournèrent même pas quand Iouri eut prononcé la phrase habituelle, selon les convenances de l’endroit. Du reste, les gens qui fréquentaient le kabatchok ne montraient aucune curiosité les uns pour les autres et ne se questionnaient point. Il y avait aussi des clients qui ne parlaient jamais. Ils étaient peut-être muets. Paul Alexandrovitch les servait sur un signe.

Vera avait fait le tour de toutes les physionomies et maintenant elle regardait Iouri, qui lui servait tranquillement du thé, et elle se demandait pourquoi il l’avait amenée là. Or, dans le moment, la porte de la rue s’ouvrit et un homme maigre entra.

Il était vêtu d’un long caftan de nankin. Il avait l’air d’un ouvrier de fabrique et d’un hardi compère, bien que son teint fût loin d’annoncer une santé robuste. Il avait une barbe touffue qui lui mangeait les joues et il portait un bandeau placé en travers de l’œil gauche.

Il salua suivant le rite, alla serrer la main de Paul Alexandrovitch, qui lui dit : « Bonsoir, Karataëf ! » et s’en fut dans le coin le plus obscur de la pièce, où il se mit à lire un journal.

À cette apparition, Vera avait tressailli :

– Évidemment, il lui ressemble, dit-elle à voix basse… C’est étrange, mais ce n’est pas lui !…

– Peut-on être sûr de cela ?…

– Sûr ! sûr ! absolument ! je sais où il est enterré. Ce n’est pas lui !… Il a quelque chose de lui !… Son nez droit, ce qui ne signifie rien, car il y a beaucoup de nez droits… Il y a surtout sa façon de marcher…

– Ah ! vous voyez bien ! vous voyez bien !…

– Mais ce n’est pas sa figure ! non ! non ! ce n’est pas sa figure…

– C’est facile de changer sa figure en laissant pousser sa barbe comme une forêt de Lithuanie et en se collant un bandeau sur l’œil… souffla Iouri, qui ne quittait pas l’homme des yeux… sans compter que le bandeau pourrait bien cacher une blessure…

– As-tu parlé de cela à Paul Alexandrovitch ?…

– Je ne pouvais lui dire, en vérité, ce que nous sommes les seuls à savoir, mais je lui ai demandé qui était ce client de l’extérieur et s’il en était sûr ?…

– Que t’a-t-il répondu ?

– Qu’il en était absolument sûr ! que c’était un nommé Karataëf, employé à l’usine de munitions Popula et qu’il venait en droite ligne de Rostof-sur-le-Don, où il avait eu une méchante affaire avec un gardavoï, lors des derniers troubles du Midi…

– Tu vois, fit Vera, plus je le regarde et plus je constate que c’est loin d’être lui ! Tu es fou !… si tu ne m’avais pas communiqué ton idée, je n’aurais jamais pensé, moi, qu’il pût y avoir une ressemblance quelconque… quelconque… Tiens ! regarde-le maintenant… Hein ?… Jamais l’autre n’a eu cette tête-là !… et puis, il était, lui, plus carré des épaules, plus grand, plus fort ! Enfin, tu as entendu sa voix en entrant. Jamais l’autre n’a eu cette voix sourde.

– Il se lève, regardez-le, regardez-le bien !…

Karataëf se levait, en effet, et allait au buffet bavarder à voix basse, avec Paul Alexandrovitch, qui avait l’air fort occupé à effacer une tache qu’il venait de découvrir au manche d’une cuiller de son plus beau service en fausse argenterie. Celui-ci répondait plus, ou moins à Karataëf, comme un homme qui n’a pas de temps à perdre et qui se passerait parfaitement de vains propos.

Si bien que Karataëf finit par lui tirer sa révérence et gagner la porte…

Pas une fois, Karataëf n’avait regardé du côté de Iouri et de Vera. Mais tous deux ne le quittaient pas des yeux, surtout pendant qu’il se dirigeait vers la porte en leur tournant le dos, avec une démarche qui les frappait par sa ressemblance extraordinaire avec celle qui avait été, paraît-il, l’apanage de Doumine, vivant.

– Barichnia ! Barichnia ! (petite maîtresse) de dos, c’est lui tout craché !

– C’est exact que de dos c’est lui ! répondit la barichnia en fixant encore Karataëf, qui venait de s’arrêter sur le seuil pour dire deux mots à un moujik vraiment sordide qui venait d’entrer et qui repartit presque aussitôt.

– Il faut que je sache absolument qui est ce fantôme de Doumine-là et si ce n’est pas Doumine lui-même ! Écoute, écoute bien, barichnia (dans les circonstances solennelles importantes, Iouri tutoyait ses maîtres, comme c’est de mode quand on veut marquer un dévouement exceptionnel ou un respect inouï), je vais suivre l’homme sans qu’il s’en doute.

– Prends garde à toi, Iouri !

– Oh ! j’en ai vu bien d’autres, et il ne se doutera même pas que je suis dans son ombre… Quant à toi, barichnia, tu vas remonter dans ton quartir avec tous tes amis et tu n’en sortiras plus que s’il arrivait un mot de moi, c’est entendu ?

– Mais toi, tu ne reviendras pas ?

– J’espère que si, barichnia, j’espère que si… En tout cas, si je ne reviens pas, vous recevrez un mot de moi… c’est alors que je ne pourrais quitter l’homme sous peine de le perdre et je vous dirai ce qu’il en est ou ce qu’il faut faire… De toutes façons, attendez de mes nouvelles d’ici une heure…

– Si c’était Doumine, qu’est-ce que tu ferais ?

– Je m’arrangerais, cette fois, pour qu’il ne revienne plus nous intriguer au Pritinny Kabatchok, sous le nom de Karataëf ou sous n’importe quel autre nom, assurément !… Mais je m’en vais. Songe, barichnia, que, si c’est Doumine, il n’y a pas un instant à perdre… Il n’est pas venu ici pour le plaisir de boire un verre de kwass ou simplement pour s’assurer de la bonne santé de Paul Alexandrovitch… Passons par ici… sortons, sans avoir l’air de rien, par le vestibule…

Ainsi fut fait, et Iouri quitta aussitôt Vera pour entrer dans l’ombre de la rue, car le soir venait de tomber. Vera remonta aussitôt dans son appartement, comme le lui avait recommandé Iouri, et trouva tout le monde assez inquiet. On savait qu’elle était entrée dans le cabaret avec Iouri, et Gilbert, trouvant la chose tout à fait bizarre, avait voulu la rejoindre ; mais il en avait été empêché par Pierre, qui lui conseilla de ne rien faire et de ne rien déranger de ce que faisait Iouri, en qui il avait la plus grande confiance.

– Évidemment, il y a quelque chose de nouveau ; nous allons le savoir tout à l’heure, si Vera veut bien nous le dire…

Elle le leur dit tout de suite. Elle était encore plus inquiète qu’eux, car elle en savait, plus long qu’eux, et Vera, qui n’aimait point d’être inquiète, ne manquait jamais de passer son inquiétude aux autres pour en être elle-même débarrassée.

– Il y a, fit-elle tout bas, quand ils furent tous réunis au centre de la chambre, sous la lampe, il y a que cette maison pourrait bien être hantée par un revenant, un homme que nous avions de bonnes raisons de croire mort et qui fut notre ennemi acharné, un nommé Doumine, contremaître aux usines Poutilof, espion vendu à l’Allemagne, révolutionnaire qui trahissait la révolution, âme damnée de feu Gounsowsky et de Raspoutine… Iouri a cru le reconnaître dans un nommé Karataëf qui fréquente le kabatchok de Paul Alexandrovitch, et il l’a suivi. Iouri, dans une heure, doit nous donner de ses nouvelles !… Voilà ce qu’il y a !…

Chapitre 3 DES OMBRES DANS LA RUE

 

– Votre avis, Vera, demanda Pierre, est-ce que nous n’avons plus ici aucune sécurité, si vraiment ce Doumine n’est pas mort !

– Oui, c’est mon avis, mais entre nous, Pierre Vladimirovitch (elle lui donnait maintenant à dessein le nom de baptême de son vrai père, le seigneur martyr Asslakow), mais entre nous, je crois que Iouri se trompe, malgré des ressemblances que j’ai moi-même relevées, assurément… oui, je crois qu’il se trompe et que Doumine est bien mort !

Pierre n’était guère très rassuré non plus, depuis qu’il savait les inquiétudes de Iouri.

Quant à Prisca, elle ne pouvait, de temps à autre, s’empêcher de manifester le plaisir qu’elle aurait à quitter cette maison qui lui avait toujours fait peur.

Une heure, deux heures se passèrent dans ces transes, et l’on n’avait toujours aucune nouvelle de Iouri.

La fièvre commençait à être générale et la petite Vera elle-même avait perdu son éternelle bonne humeur.

Elle était allée plusieurs fois à la fenêtre qui donnait sur la rue, essayant de percer le mystère des ténèbres… Au coin de cette rue sinistre, il lui avait semblé voir passer des ombres suspectes dans la lueur clignotante d’un bec de gaz planté au carrefour. Elle n’en parla à personne, ne voulant pas surtout augmenter l’inquiétude de Prisca.

Pierre dit :

– Il faut prendre une décision… Nous ne pouvons rester ici… Les minutes qui s’écoulent sont précieuses pour chacun de nous… Si ce refuge n’est plus une sécurité pour nous, il vaut mieux l’abandonner sans perdre un instant.

– Iouri m’a dit :

« – Surtout que personne ne sorte pendant mon absence. »

– Sans doute, et moi aussi j’ai promis à Iouri de ne pas sortir tant qu’il ne serait pas de retour… Mais Iouri t’a dit aussi qu’il serait là au bout d’une heure…

– Ou qu’il enverrait un mot…

– Deux heures sont passées et nous n’avons rien reçu… Il faut aviser…

– Partons, dit Gilbert ; si nous ne partons pas, nous pouvons être pris ici comme dans une souricière.

– Oh ! oui, partons, partons, soupira Prisca.

– Et où irons-nous en sortant d’ici ? Il faut savoir encore cela, dit Pierre.

– Nous prendrons le train et nous nous rapprocherons de la frontière, expliqua Prisca, dont la seule idée fixe était celle-ci : franchir la frontière.

À ce moment, Vera, qui avait le front contre la vitre, se retourna et dit :

– Il est trop tard, la maison est surveillée.

Il y eut des exclamations, tous voulurent courir à la fenêtre. Vera les arrêta d’un geste :

– Éteignez, au moins la lampe.

La lampe fut éteinte. Alors, tous vinrent à la fenêtre et chacun put constater, en effet, que cette rue, toujours si solitaire, était habitée par des ombres errantes qui ne cessaient de tourner autour de la maison et du kabatchok.

– Nous sommes perdus ! dit Gilbert.

Et il regarda longuement Vera, qui détourna la tête. Alors ce bon Gilbert vint l’embrasser à son tour :

– Me pardonnes-tu ? Me pardonnes-tu de t’avoir entraîné dans cette affaire ? implora la gamine. Pardonne-moi et je te jure que je serai ta femme, ta petite femme. Je t’aime bien, Gilbert !

Il la serra dans ses bras, il dit :

– Merci ! merci !

Mais tout de même il la remerciait d’une aussi belle promesse avec mélancolie, car l’heure n’était point aux transports amoureux.

Pierre, qui, suivi de Prisca, était allé se renseigner, par lui-même, si l’on ne pouvait quitter la maison par quelque issue secrète, revint en disant :

– La maison est également surveillée par derrière. Le plus extraordinaire est que cela n’a l’air de gêner personne, Nastia raconte que, dans la maison, on lui a dit que cela arrivait parfois que la maison fût surveillée, que chacun savait cela et qu’il n’y avait pas à s’en préoccuper. Seulement, dans ces moments-là, il ne faut pas quitter la maison.

– Certainement, Pierre Vladimirovitch, c’est ce qu’il y a de mieux à faire, exprima Vera, je m’en tiens à ce qu’a dit Iouri :

« – Ne sortons pas d’ici ! »

C’est alors que Nastia frappa à la porte. Elle apportait un pli pour le gaspadine Sponiakof. C’était le nouveau nom du grand-duc depuis qu’il était dans la maison.

– Qui t’a apporté cela ? demanda Pierre.

– Le buffetier Paul Alexandrovitch.

Nastia se retira et tous furent autour de Pierre.

– Ce doit être de Iouri. Vite ! fit Vera.

– Connais-tu l’écriture de Iouri ? demanda Pierre en lui présentant l’enveloppe et sa suscription.

– Non ! je n’ai jamais vu l’écriture de Iouri, mais ouvrez vite.

– C’est, en effet, de Iouri, dit Pierre qui, après avoir ouvert le pli, était allé à la signature.

Iouri disait :

 

« L’homme que j’ai montré à Vera est bien Doumine. J’en suis sûr maintenant. Je ne le quitte pas, car je sais qu’il est là pour faire un coup contre vous et contre la sœur de la Kouliguine. Il est urgent que vous quittiez la maison de suite. La maison est surveillée, mais si vous faites exactement ce que je vais vous dire il n’arrivera rien de mauvais. Le gaspadine Sponiakof s’habillera d’une touloupe de moujik que lui donnera Paul Alexandrovitch et sortira de la maison par la porte du kabatchok, comme un client de passage. Il traversera la rue et gagnera de suite l’Esplanade. De là, il ira droit au port et entrera dans le cabaret qui est le dernier, au coin du quai, derrière la perspective Alexandre et le long de la ligne de chemin de fer. Là, il m’attendra. La barinia s’habillera avec les vêtements de Nastia. La petite maîtresse prendra la robe et le bonnet de sa gniagnia. Toutes deux sortiront par la porte des servantes. Elles se rendront au cabaret du port, où nous nous retrouverons tous, mais par des chemins différents. Les barinias devront se rendre sur le port en passant par la vieille Tour ronde et le Vieux Marché. Si vous faites tout ceci, comme je dis, je réponds de tout et j’ai un bateau pour partir cette nuit même, ce qui évitera d’aller à Petrograd chercher des passeports pour passer la frontière. Votre serviteur jusqu’à la mort.

« Iouri. »

 

Iouri savait écrire. En plus de tous ses métiers, il avait travaillé un instant pour être pope. Cela avait été son idée d’entrer en religion s’il n’avait pu entrer au service de la Kouliguine.

Chapitre 4 COMMENT IOURI AVAIT SUIVI KARATAËF ET CE QU’IL EN ÉTAIT ARRIVÉ

 

Iouri avait donc suivi Karataëf et cela avec des précautions merveilleuses, usant de l’ombre chaque fois qu’il le pouvait.

Plus il allait, plus Iouri était persuadé qu’il ne s’était pas trompé et que c’était bien Doumine qu’il suivait. Ainsi, quand Karataëf, après avoir quitté les rues obscures du Faïtningen, se trouva au fond de l’Esplanade, devant le restaurant populaire qui se dresse à gauche, dans l’ancien fossé des fortifications, la lumière qui venait des vitres de cet établissement très fréquenté des matelots découpa au vif le geste d’appel de l’homme qui en appelle un autre auprès de lui, et ce geste-là appartenait en propre à Doumine.

Un individu, botté plus haut que le genou et portant la coiffure des pêcheurs d’Œvel se détacha de l’ombre projetée par le coin de la bâtisse et vint rejoindre aussitôt Karataëf.

Tous deux se dirigèrent vers le port, glissèrent le long des quais et arrivèrent ainsi à un kabatchok, près de la ligne du chemin de fer, et qui était séparé du port par une accumulation énorme de pièces de bois, dont il est fait à Viborg un très grand commerce.

L’endroit était si retiré que Iouri hésita une seconde à pousser plus avant, se demandant si, une fois entré dans cette impasse, il lui serait facile d’en sortir.

Cependant, comme Karataëf et son compagnon avaient pénétré dans le kabatchok et que, la porte refermée, on ne distinguait rien de suspect, Iouri s’en fut jusqu’à la porte du cabaret et se haussa jusqu’à la vitre pour se rendre compte de ce qui se passait dans ce mystérieux petit établissement.

Tout à coup, il entendit distinctement ces mots prononcés derrière lui :

– Vous serez bien mieux à l’intérieur pour voir, ma petite âme du bon Dieu !

Et, avant qu’il ait eu le temps de se retourner, la porte était ouverte et il était projeté dans la pièce par trois matelots, dont, certes, il était loin de soupçonner la présence derrière lui.

C’est que Iouri avait été tellement occupé par sa filature qu’il ne s’était pas aperçu qu’il était filé lui-même.

Le geste de Karataëf devant le restaurant populaire de l’Esplanade n’avait pas appelé seulement un homme ; il en avait appelé quatre ; seulement, Iouri n’en avait vu qu’un, celui qui avait rejoint tout de suite Karataëf et qui s’était éloigné avec lui ; quant aux trois qui suivirent, s’ils ne furent pas aperçus de Iouri, eux ne virent que Iouri ; ils assistèrent à toutes ses manœuvres, en furent naturellement fort intrigués et décidèrent de ne pas le laisser partir sans avoir eu avec lui une petite explication nécessaire.

Iouri était encore tout étourdi de l’aventure. Il s’était laissé prendre comme un niais et se vouait, à part, lui, à tous les diables.

Un coup d’œil jeté dans la petite pièce lui permit de constater que Karataëf et son compagnon n’étaient déjà plus là. Il en conçut quelque espoir. Si Karataëf était Doumine, ce dernier reconnaîtrait Iouri immédiatement. Du reste, il n’eut guère le loisir de se livrer à de nombreuses réflexions. Les autres l’avaient déjà entrepris et l’avaient fait asseoir d’une façon aussi brutale que joviale, au milieu d’eux, lui glissant, un tabouret entre les jambes et pesant de leurs lourdes pattes sur ses épaules.

– Qu’allons-nous offrir à ce petit père, qui lui fasse un vrai plaisir… mais un plaisir dont il se souvienne ! disait l’un…

– Dont il se souvienne longtemps, ajoutait l’autre… quelque chose de vraiment bon qui gratte le cuir…

– Et le chauffe ! disait le troisième en se frottant les mains qu’il avait énormes et dures.

– Surtout, ne te trouble pas parce que nous sommes un peu démonstratifs !

– C’est Dieu le père qui nous a fait ainsi…

– Allons ! allons ! parlons sérieusement et nous boirons après… déclara celui qui paraissait commander aux deux autres. Allons, regarde-moi dans les deux yeux, petit père, et réponds droit : « Qu’est-ce que tu es venu faire ici ? »

– Je cherchais un endroit pour boire, répondit Iouri avec une certaine sérénité apparente… pour boire un bon coup défendu !… quelque chose qui vous rince bien la gorge !…

– Parle, rien n’est trop bon assurément pour une gorge comme la tienne ! la gorge d’un fameux luron un peu pâle ! Ah ! ah ! molodetz ! molodetz !… (gaillard ! dégourdi ! brave garçon !) Quel malheur qu’on ne puisse en faire un marin !…

– Et pourquoi donc ne peut-on pas en faire un marin ? prononça derrière le groupe une voix que Iouri reconnut tout de suite pour être celle moitié de Karataëf et moitié de Doumine.

Car c’était lui ! c’était bien lui !… Maintenant, il ne pouvait s’y tromper. Il le voyait de trop près et il voyait aussi que Karataëf savait que Iouri avait deviné sa vraie personnalité, sous sa barbe et son bandeau, Attention ! c’était le moment de jouer serré ! Si la Vierge et les saints archanges ne s’en mêlent pas, la peau de Iouri ne vaut pas cinquante kopecks !

– Où avez-vous trouvé ce joli petit père ? demanda Karataëf.

– Nous l’avons trouvé derrière la porte, en train de regarder, entre deux rideaux, ce qui se passait ici… Alors, nous l’avons prié d’entrer avec nous, à cause de la fraîcheur du soir, tout simplement…

– Si je regardais à travers la vitre, c’était pour me rendre compte à quelle sorte de kabatchok j’avais affaire, répondit l’impassible Iouri, et si le buffetier serait capable de me donner un peu d’eau-de-vie de grain défendue… et quelque autre douceur dont on est privé un peu partout depuis cette maudite guerre !

– Moi, j’imagine, dit l’un des matelots, qu’il avait envie de boire avec toi, Karataëf, car il ne t’a pas quitté depuis le restaurant du Peuple, sur l’Esplanade !

– Ce n’est pas toi que je suivais, fit entendre Iouri d’une voix à peu près assurée, c’est le matelot qui avait une allure à aller boire dans un coin un solide verre de vodka ! Je ne sais pas ce que je donnerais pour boire un solide verre de vodka, petit père !

– Eh bien, petit père, tu vas en boire un et même deux de la première qualité ! J’en ai à mon bord ! Je t’emmène, dit Karataëf. C’est saint Michel qui a guidé tes pas ! Remercie-le !…

– Tu es donc marin, toi aussi ?… Avec ton caftan, je t’aurais pris pour un ouvrier aux munitions.

Je suis ce que je suis et tu le sais bien et moi aussi.C’est pourquoi nous avons deux mots à nous dire… Allons, en route, vous autres ! et soignez notre nouveau compagnon !… Surtout ne lui faites pas de mal, quoi qu’il arrive… J’ai besoin de lui… Étouffez-le seulement un peu s’il crie…

– Bah ! il ne criera pas, il nous accompagnera bien gentiment !… C’est un gaillard tout à fait fameux !

Iouri, solidement encadré, se laissa en effet entraîner sans faire entendre aucune inutile protestation.

Il était à peu près fixé sur la condition de ceux qui l’entouraient.

Ce devaient être des marins boches qui fréquentaient depuis longtemps le rivage russe des provinces dites allemandes. Il lui semblait reconnaître des types entr’aperçus naguère à Cronstadt, quand il allait là-bas, sur les indications de la Kouliguine surveiller les manœuvres de Doumine, qui avait ses grandes et petites entrées dans l’arsenal et qui y faisait entrer qui il voulait.

Iouri n’était que peu préoccupé de ce qui lui était réservé, mais toute sa pensée était dirigée vers le grand-duc Ivan qu’il fallait sauver coûte que coûte. Jamais la Kouliguine ne lui pardonnerait un désastre de ce côté.

Assurément, c’était le grand-duc qui était visé dans toute l’affaire. Doumine était venu faire à Viborg la besogne commandée par le parti de la cour, lequel obéissait à Raspoutine et à la consigne allemande.

Iouri était étonné que Paul Alexandrovitch, le buffetier, lui eût donné des renseignements aussi nets et aussi faux sur Karataëf, et voilà maintenant qu’il se demandait s’ils n’avaient pas partie liée tous les deux ! Les Boches devaient avoir acheté également Paul Alexandrovitch.

Les matelots qui suivaient Karataëf et qui emmenaient Iouri avaient fait le tour de la montagne de planches, qui s’avançait jusqu’à la pierre du quai.

Arrivés là, ils descendirent un étroit escalier au bas duquel une petite barque était attachée.

Iouri fut poussé dans le canot où tous prirent place. La nuit était très épaisse. On distinguait fort peu de chose sur les eaux noires. Un feu rouge, un feu vert, par-ci par-là, et par instants une grosse masse sombre que l’on contournait.

Ils firent ainsi le tour de la presqu’île de Popula et pas bien loin du pont s’accrochèrent au flanc d’un gros bateau que Iouri reconnut pour être un trois-mâts-barque qui l’avait assez intrigué, quelques mois auparavant, en rade de Cronstadt, toujours dans le temps qu’il surveillait Doumine.

Ce bateau battait alors pavillon suédois, mais il devait être boche ou faire de la besogne boche, ce qui est tout comme, en temps de guerre.

Iouri fut presque aussitôt fixé là-dessus, car, sitôt à bord, après quelques mots de passe échangés, on le fit descendre dans le carré du capitaine, où se trouvaient deux types qu’il n’avait jamais vus, mais qui parlaient allemand et avec lesquels Karataëf s’entretint immédiatement dans la même langue.

Iouri ne connaissait que quelques mots d’allemand. Tout de même, il ne fut pas long à comprendre que l’on s’occupait uniquement de lui et du sort qui lui était réservé. Sur un ordre de Karataëf, on apporta sur la table où traînaient des verres et une bouteille de rhum, du papier, de l’encre et une plume.

– Tu sais écrire, Iouri, lui dit Karataëf, tu vas nous montrer que tu as profité des leçons du maître d’école…

– Je n’ai pas été à l’école, répondit Iouri sans sourciller, c’est le pope qui m’a donné des leçons, mais il y a si longtemps de cela que je ne sais vraiment pas si je me rappellerai comment on trace une lettre… comprends bien cela, Doumine !…

– Je suis heureux de constater, petit père, fit Doumine, que nous n’avons plus rien de caché l’un pour l’autre. Tu verras que nous finirons par faire les meilleurs amis du monde. Approche-toi donc de la table et écris ce que je vais te dire…

– À qui dois-je écrire ?…

– Oh ! à un gaspadine que tu connais bien… à un nommé Sponiakof qui habite une certaine maison dans le Faïtningen.

– Et qu’est-ce que je vais lui dire, à ce gaspadine ?

– Tu vas lui dire que tu as suivi Karataëf à sa sortie du kabatchok de Paul Alexandrovitch et que tu as découvert que ce sacré Karataëf était Doumine… Tout cela ne saurait te gêner, puisque c’est la vérité…

– La vérité !… Après ?

– Après, comme je sais, moi, Karataëf, que le gaspadine court certains dangers dans cette maison, je lui conseillerai de la quitter sur-le-champ pour venir te rejoindre dans le kabatchok du quai Popula d’où nous sortons… Cela te va-t-il toujours ?…

– Non ! Cela ne me va plus !

– Eh bien ! fais comme si cela t’allait et écris…

– Vois donc quel pauvre homme je suis, petit père, ce que je craignais arrive en plein. Je ne sais plus écrire. Je sens que je ne saurais tracer aucune lettre.

– Tant pis pour toi, fit Doumine, car la lettre sera écrite tout de même, et toi, je te ferai sauter la cervelle.

Et ce disant, Doumine posa son revolver sur la table.

Iouri ne broncha pas davantage. Seulement, il pâlit soudain en pensant qu’il avait la lettre du grand-duc Ivan dans sa poche et que ces bandits pourraient la découvrir.

Doumine s’était mis à écrire, mais il considérait Iouri en dessous, et le mouvement que ce dernier fit assez sournoisement pour tâter sa poche et constater que la lettre s’y trouvait toujours, ne lui échappa point.

– Que l’on fouille cet homme, dit-il.

Ils furent quatre sur Iouri à le dépouiller et ils trouvèrent la lettre que Doumine décacheta et qu’il lut.

– Voilà qui va nous servir, dit-il. Nous allons faire allusion, dans notre petit mot, aux belles choses qui se trouvent là dedans, et même si tu n’écris pas la lettre, le gaspadine ne doutera point que c’est toi qui l’as écrite. Tu vois que tu ferais aussi bien de l’écrire toi-même.

– Je ne sais plus écrire ; fais de moi ce que tu veux.

– Puisque tu y tiens absolument, ma chère petite âme, je ferai de toi quelque chose qui sera mort dans une heure ou deux si la lettre que tu ne veux pas écrire et que j’écris, moi, ne nous donne pas satisfaction. Mais heureusement pour ta chère petite peau de bête, gros dourak, j’espère bien que tout réussira pour le mieux. Qui donc connaît au vrai ton écriture ? Tu dois écrire à peu près comme cela, gros paysan de la Terre Noire.

Et Doumine lui mit sous les yeux les quelques lignes qu’il avait tracées… En vérité, c’était à peu près cela, mais Iouri déclara que lorsqu’il avait une écriture, elle était le contraire de cela… et que les intéressés s’apercevraient tout de suite du subterfuge.

– Tu es le fils de l’orgueil ! Personne ne connaît ton écriture…

– Paul Alexandrovitch, le buffetier, mon ami, a souvent reçu de mes nouvelles par la poste.

– Ah ! bien donc, tout va pour le mieux ! dit Doumine en ricanant.

Iouri était fixé. Il n’avait dit cela que pour être sûr de la trahison de Paul Alexandrovitch. Après la réponse significative de Doumine, il ne fallait pas être très fort pour savoir à quoi s’en tenir… Dès lors, persuadé que la lettre de Doumine avait les plus grandes chances de déterminer une irréparable catastrophe, il ne pensa plus qu’à ce qu’il pourrait bien faire pour se mettre en travers d’un dessein aussi funeste.

Il se laissa retomber sur un banc, l’air accablé, tout à fait anéanti, pendant que Doumine écrivait la lettre. En réalité, tous ses sens étaient en éveil et il pensait d’une façon tout à fait aiguë à s’enfuir.

Le revolver de Doumine était toujours sur la table, Iouri calculait déjà le bond qu’il lui faudrait faire pour sauter sur ce revolver-là, s’en emparer et le décharger quelque peu autour de lui, puis il s’élancerait sur l’échelle, grimperait sur le pont et se jetterait à l’eau en tuant tout ce qui s’opposerait à sa fuite, tout simplement !… Une fois dans l’eau, Iouri se moquait de tous ces messieurs… Il nageait comme un sterlet de la Volga.

Tout cela était très beau en principe, mais il fallait d’abord s’emparer du revolver, et, surtout, ne pas perdre une minute.